Cycle 1996-1997 : La modernité – 8

8) Peut-on encore se projeter dans l’avenir ? – L’urgence du quotidien contre l’utopie du futur

de Zaki LAIDI, le 23 janvier 1997

Avons-nous une vue de notre avenir ? Sommes-nous capables de dire vers quel type de société nous voulons aller ? Ou sommes-nous réduits à ne plus penser que dans le quotidien, c’est-à-dire dans une soi-disant urgence ? La crise des systèmes de sens, on va le voir, est au cœur de la question que nous posons d’aujourd’hui.

Cela dit, notre exposé prend très concrètement son point de départ dans une réflexion sur l’effondrement récent de l’Union soviétique.

L’effondrement d’un système de sens, cause de l’effondrement subit du système soviétique

En 1991, beaucoup de gens ont été surpris par la soudaineté de l’effondrement soviétique. On en attribuait a priori la cause à la faillite matérielle du système communiste, au fait que l’économie commandée ne « marchait » pas et n’était plus adaptée à la situation. Or, dans une telle perspective, rien n’indiquait que l’effondrement doive être si rapide et se produire si peu de temps après la chute du Mur de Berlin. On aurait pu penser que l’Union soviétique survivrait encore. La situation de l’économie et son délabrement ne la prédestinaient pas à s’effondrer brusquement en 1991. Sans doute le système était-il complètement vermoulu; il aurait pu cependant tenir 10 ou 15 ans de plus.

Si cette possibilité de durer n’était pas toujours évidente aux yeux des occidentaux, elle l’était par contre aux yeux des Russes. C’est d’ailleurs pour cela que le phénomène Gorbatchev est interprété différemment de part et d’autre. Pour l’occident, il constitue une rupture fondamentale, sans laquelle rien ne se serait passé. Pour les Russes, Gorbatchev n’a fait qu’aggraver la situation précédente. Les mafias de toutes sortes existaient déjà. À leurs yeux Gorbatchev n’a rien changé, sinon d’accélérer la dégradation de la vie quotidienne. C’est l’une des raisons pour lesquelles la grande majorité des Russes ne lui a jamais rendu hommage pour ce qu’il a fait.

Étant donc admis que la soudaineté de l’effondrement soviétique n’était pas le résultat du seul délabrement de l’économie, on tenta d’en chercher la cause dans la poussée populaire. On y vit alors un ultime triomphe de l’esprit des « Lumières ». Finalement l’histoire prenait sens. La chute du Mur permettait de dire que même les systèmes les plus totalitaires ne peuvent faire face à la pression populaire et au besoin de liberté. Cette libération pouvait apparaître comme le parachèvement de l’œuvre historique des « Lumières ». On voyait dans ce qui s’était passé à l’Est l’expression d’une volonté populaire, le triomphe des peuples qui clament leur liberté et parviennent à renverser un système totalitaire.

Cependant, sans que soit niée la part de vérité contenue dans cette manière de voir, une telle interprétation, finalement, s’est révélée à son tour contestable. Le doute s’installa. De nouvelles interprétations furent recherchées.

Le doute s’est installé parce que rien n’indique que c’est la pression démocratique des peuples qui est à l’origine de l’effondrement de l’Union soviétique. Dans le cadre strict de l’Union soviétique on ne peut l’affirmer. Remarquons ici que les prédictions d’éclatement de l’Union soviétique (cf. Hélène Carrère d’Encausse) se sont révélées relativement fausses quant à l’analyse qui les soutenait. On avait prévu l’effondrement par la périphérie d’Asie centrale (républiques musulmanes) et prévu, à l’inverse, que les républiques baltes, complètement assimilées, ne bougeraient pas. C’est tout le contraire qui s’est produit. Les républiques musulmanes ont vécu l’effondrement de l’Union soviétique comme un cauchemar qu’elles redoutaient, alors que les pays baltes, beaucoup plus combatifs, ont affirmé avec force leur identité politique.

Ce qu’il faut en retenir de tout cela, sur un plan général, c’est qu’il n’est pas acquis que ce soit la pression populaire qui explique l’effondrement de l’Union soviétique. Mais alors pourquoi cet effondrement subit, et pourquoi à cette date ?

À regarder les choses de près, on s’aperçoit que l’Union soviétique s’est effondrée du jour où les dirigeants communistes ont dit :

« Nous ne sommes plus communistes ».

Là nous paraît l’essentiel. Le pouvoir des dirigeants s’est effondré le jour où le système de sens qui légitimait leur pouvoir a disparu. S’ils n’étaient plus communistes, qu’étaient-ils donc ? leur demandait-on ; … ils n’étaient rien. La construction qui légitimait leur pouvoir perdait tout son sens.

En définitive, dans le cas de l’Union soviétique, l’idée d’un effondrement du système de sens paraît l’hypothèse la plus vraisemblable. Elle est plus intéressante que l’idée du triomphe d’une volonté populaire face à un régime honni. Elle nous montre, en outre, toute l’importance des systèmes de sens. C’est pour nous une base de réflexion capitale.

Sens et puissance

Cela nous incite en effet à réfléchir sur cette question du sens dans l’ensemble du monde et non plus dans un seul pays ; et donc à attacher de l’importance à évaluer la portée même de cette notion de sens, autrement dit à comprendre que le pouvoir politique, les chars, les fusées, c’est très bien; mais quand ces chars, ces fusées et ce pouvoir ne reposent plus sur une légitimité, et donc sur un système de sens, le pouvoir s’effondre. Il y a une articulation certaine entre le sens et la puissance.

Or, précisément, notre monde d’aujourd’hui se caractérise, peut-être avant tout, par un découplage entre le sens et la puissance. C’est un processus qui ne cesse de s’amplifier et qui ne concerne pas que les anciens pays de l’Est. Le problème majeur est le découplage quotidien entre d’une part la puissance, la puissance économique, la capacité à produire de la richesse et d’autre part le sens, c’est-à-dire l’incapacité à assigner à cette richesse produite une signification, notamment en termes sociaux. L’écart grandissant entre l’économique et le social n’est finalement rien d’autre que cette difficulté que nous avons à trouver une signification aux transformations que nous vivons. Ce qui d’ailleurs explique que, contrairement à l’euphorie qui a pu se faire jour en 1989, nous soyons confrontés maintenant au phénomène inverse. Puisque le communisme a été vaincu, comment donc se fait-il que les choses nous paraissent encore si inquiétantes ?

On arrive alors à cette idée que, par-delà les différences qui existaient entre l’Est et l’Ouest sur les plans idéologiques, philosophiques, culturels, politiques… et notamment par rapport à la question de la démocratie et des libertés, au-delà de tout cela, il y avait entre l’Est et l’Ouest un fondement commun qui, lui, s’est effondré avec la chute du Mur et qui n’est autre que ce que nous pourrions appeler la matrice des « Lumières ».

La fin de l’esprit des « Lumières »

Si la chute du Mur est importante, ce n’est pas seulement comme fin de l’affrontement entre l’Est et l’Ouest, mais parce que cet événement ébranle un certain nombre de fondements sur lesquels s’est construit, en Europe, notre vision du monde et notre rapport à la modernité. Ce n’est donc pas seulement la fin d’un clivage entre l’Est et l’Ouest ; c’est plus encore la fin de l’idéologie des « Lumières », qui leur était commune.

Par rapport au futur, en effet, quand la question du sens se pose-t-elle à nous, sinon lorsque ce sens ne nous est plus donné naturellement ? Tant que l’on vit dans un système de sens ordonné et organisé, la question du sens ne se pose pas. C’est quand le système s’ébranle que l’on mesure combien on dépend de lui.

Or ce qui faisait la force du système communiste, c’est qu’il avait une perspective d’avenir. Il avait laïcisé, sécularisé la « téléologie », c’est-à-dire la vision d’une fin. Il assignait une finalité à un projet de société, sur des bases rationnelles, politiques et laïques. Il poursuivait ainsi ce fantastique effort de transfert de sens du religieux vers le laïc, qui fut la force et l’originalité de la Révolution française. C’est cette dernière qui transférera la notion de sens de Dieu vers l’homme, ou encore de Dieu vers le politique.

De ce point de vue, le soviétisme n’a rien inventé. Il s’est situé dans le grand mouvement qui avait sécularisé la transcendance, se contentant de le radicaliser sur des bases politiques nouvelles. Mais c’est bien la Révolution française qui avait opéré la rupture essentielle, elle-même s’inscrivant dans une vision « téléologique » héritée de la vision religieuse chrétienne. Quant à cette dernière, d’un point de vue philosophique autant que religieux, son père fut sans doute saint Augustin.

Cela étant, nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle rupture, car c’est maintenant l’idée même de transcendance qui est en crise, c’est à dire la capacité à se dépasser soi-même et à faire un projet d’avenir.

Faut-il dire, pour autant, que la crise du sens est un phénomène purement occidental ? Certes, elle secoue fortement l’Occident, c’est évident. Ce serait néanmoins un profond contresens de penser que les autres civilisations ne sont pas confrontées à des problèmes de sens. La perte des repères est une question universelle. Toutes les sociétés peuvent avoir ce problème. Elles le posent différemment selon leur propre culture et leur propre histoire. On remarquera toutefois que ce qui se passe actuellement en Corée est l’expression éclatante d’un problème universel, le problème des repères, ce qui infirme les idées de guerre entre civilisations, dont les unes seraient ascendantes et les autres descendantes.

Un exemple historique : un cas tiré de l’histoire de la Chine

Il y a certainement, à travers l’histoire, beaucoup d’exemples où l’on voit l’effondrement du sens conduire à un effondrement de la puissance.

Nous voudrions ici dire quelques mots d’un cas historique précis, très intéressant, car il est révélateur de l’articulation étroite entre système de sens et volonté de puissance. C’est un cas tiré de l’histoire de Chine, fort ancien mais des plus intéressants, car la Chine, a priori, ne s’inscrit pas exactement dans la problématique du sens que nous connaissons en occident. Les Chinois n’ont pas de vision finalisée de leur devenir. Leur système de sens n’est pas téléologique.

Au IVe siècle av. J.C. (c’est donc une vieille histoire, contemporaine de la Grèce antique), encore en plein régime féodal, la Chine était morcelée en ce qu’on appelle les Royaumes combattants. Ces « royaumes » se faisaient une guerre incessante, chacun recherchant l’hégémonie et l’unification de la Chine, qui était en quelque sorte la finalité. Comment parvenir à cette hégémonie ?

Dans le royaume Qin, une sorte de « maire du palais », s’appuyant sur les doctrines dites des « légistes », inventa un système de sens et une articulation entre le sens et la puissance, reposant en quelque sorte sur l’idée de « manipulation », ce mot entendu non à notre sens (ruser, dominer secrètement, biaiser, influencer indirectement…) mais comme l’idée d’imposer le règne absolu de la nécessité par la force brutale et la raison d’État. Il s’agissait de faire en sorte que tous les Chinois se trouvent dans une situation où tout ce qui leur arrive leur apparaît comme nécessaire. Si l’on est gratifié, c’est nécessairement parce qu’on a été bon; si l’on est châtié, c’est nécessairement parce qu’on était mauvais ; et si l’État impose ses règles, c’est nécessairement parce que l’État est meilleur et connaît l’intérêt des individus mieux qu’eux.

Les deux ressources disponibles pour asseoir le pouvoir sont la nourriture et la guerre. Dans le royaume Qin, toute la société fut organisée en vue de la production agricole et de l’utilisation de la force militaire pour s’imposer face aux autres. Cela demandait une adhésion absolue aux objectifs de l’État. Pour maintenir la population mobilisée autour de ces objectifs, le dit maire du palais avait prévu le système suivant: lorsque la production agricole dégageait des surplus, on détruisait ces surplus. Il avait bien compris que sans cela, les agriculteurs pouvaient être incités à se constituer en classe marchande, à vendre leurs surplus, donc à entrer dans une logique de commerce et à refuser l’idée de guerre. La destruction des surplus obligeait la population à repartir en guerre, pour conquérir les nouveaux territoires nécessaires à sa propre nourriture.

Ce qui est intéressant dans cet exemple, par rapport à la question du sens, c’est que ce système avait tout prévu, sauf une chose, à savoir qu’il réussisse. Or c’est ce qui s’est passé, sur des siècles bien sûr. Vers la fin du troisième siècle avant J.C., le royaume Qin, par la force et la guerre, est arrivé à unifier la Chine sous sa domination. C’est la fondation de l’empire chinois par le célèbre empereur Qin Shi Hoang Di (221 av. J.C.). Or, dans les années qui suivirent, le royaume Qin s’est effondré, parce que, précisément, il n’avait plus d’autre finalité, d’autre légitimité. La dynastie Qin laissa alors la place à la dynastie des Han (206 av. J.C.).

Le « légisme », ce système que l’on vient de décrire, conduisit d’ailleurs plus tard les Chinois à se poser la question du sens. Par rapport à quoi, sur quel système de sens construit-on une autorité ? À partir du IIe siècle avant J.C. et jusqu’au XIXe siècle de notre ère, c’est à dire jusqu’à ce que la Chine fût « éventrée » par les puissances occidentales, les Chinois ont organisé leur système de sens non plus autour du « légisme » mais du « ritualisme ». Il y avait l’image d’un empereur qui était à l’origine d’un rituel, c’est-à-dire de déambulations dans son palais, qui avaient une signification et donnaient lieu à des édits royaux ensuite diffusés dans le royaume, producteurs d’un sens, non seulement pour les Chinois, mais même pour les hommes de l’extérieur, les « barbares » .

Autrement dit cette question de la relation entre sens et puissance ne date pas d’aujourd’hui et ne concerne pas que les sociétés occidentales.

La « chute du futur »

Pour en revenir aux difficultés et aux interrogations du temps présent, elles se trouvent aujourd’hui accrues par la conjonction de deux grands mouvements, l’effondrement de la « matrice des Lumières » et le processus d’accélération de la mondialisation. Cette simultanéité fait véritablement l’originalité historique de l’époque où nous vivons. Au moment où notre espace de référence s’élargit, nos instruments capables de le penser s’effondrent. Les deux mouvements ont même tendance à s’entretenir. Notre monde est devenu à la fois sans frontières et sans repères.

Nous sommes ainsi confrontés à la « chute du futur » car, dans ce monde incertain, nous n’arrivons plus à nous figurer notre avenir. Il y a comme une dévalorisation culturelle du futur. Là est le problème, un problème majeur, grave, qui conduit à se poser des questions de fond. Il serait après tout facile d’accepter cette réalité et de renoncer à se projeter dans l’avenir. Mais nos sociétés ne sauraient se satisfaire d’une telle réponse.

D’abord parce que nos sociétés ont une longue habitude, vieille de vingt siècles, qui ne peut s’effacer du jour au lendemain. Nous ne pouvons accepter sans broncher la perte du « télos ». Le problème ne peut donc être surmonté si facilement, y compris dans ses aspects subjectifs. On voit bien aujourd’hui, dans la société française, que c’est ce déficit d’avenir, ce déficit d’espérance qui pose problème. On ne se débarrasse pas facilement d’une vision téléologique héritée d’une longue histoire.

La seconde raison est tout à fait concrète. Nous ne nous projetons pas dans l’avenir, certes. Mais, en même temps, que voit-on ? Nous sommes quotidiennement contraints de faire des projets. Avec l’accélération des changements, l’obsolescence des métiers, les transformations rapides que nous vivons, avec tout ce qu’apporte la modernité, nous sommes en permanence obligés de nous adapter en vue de l’avenir. C’est une question de survie. Le paradoxe est que la force et la puissance des transformations et la logique de puissance nous contraignent à nous projeter dans l’avenir ; alors que, dans le même temps nous ne sommes pas en mesure de construire un projet à la mesure de cette projection. Autrement dit nous sommes dans une logique de projection sans projet. Telle est la contradiction essentielle du moment que nous vivons.

C’est cette contradiction qui pose aujourd’hui un vrai problème. La dévalorisation de l’avenir est telle que toute interrogation en terme de prospective ou de finalité paraît relever d’un débat infantile. Si l’on pose des questions aussi simples et naïves que de dire : « mais où tout cela nous mène-t-il ? En vue de quoi tout cela ? », la question paraît inopportune ou saugrenue, sans pertinence. Nous n’arrivons plus à nous poser les questions essentielles. Elles sont à la limite évacuées du débat. Elles perdent toute signification.

D’où la perte des repères. Nous ne savons pas répondre à la question « vers quel type de société allons-nous ? ». Cette interrogation, pourtant essentielle, est dévalorisée.

Le règne de l’urgence

C’est ici qu’intervient dans nos sociétés la montée en puissance de l’urgence. Il y a là un phénomène très important et extrêmement révélateur. Tout le monde parle d’urgence. On agit en urgence. Tout devient urgent. Qu’est-ce que cela signifie ?

Une première explication est de dire: si tout devient urgent, si nous vivons dans l’urgence, c’est que, réellement, les problèmes sont urgents…

Cette explication n’est pas satisfaisante. Les problèmes ne sont pas plus urgents aujourd’hui qu’ils ne l’étaient hier. C’est en réalité notre rapport au temps qui s’est modifié. Ce que nous appelons « urgence » n’exprime pas le fait qu’en soi les problèmes seraient urgents ; cela traduit le fait que, désormais, faute de nous projeter dans l’avenir, nous ne nous représentons les choses et le monde que dans le présent immédiat. C’est cela notre « urgence ». C’est le révélateur de la crise du futur, de la chute du futur, de la perte de confiance dans l’avenir.

La notion d’urgence mérite que l’on s’y arrête. L’étude du langage montre que le mot est apparu seulement au 18e siècle, donc très récemment, et qu’il est resté extrêmement rare tout au long du 19e siècle. Il n’a pris de signification qu’à notre siècle et son occurrence dans le langage ne s’est brusquement accrue que dans ces dernières années.

L’urgence, auparavant, était réservée au monde hospitalier. C’est un service dans lequel on se rendait lorsqu’on ne pouvait attendre la consultation ordinaire. Symboliquement l’urgence, c’est le lieu vers lequel on se rend quand toutes les autres portes se ferment, ce qui, socialement, peut être interprété aujourd’hui comme le fait que, face à des blocages, l’urgence est la seule porte qui s’ouvre à nous. Cela laisserait penser qu’on peut faire une analogie entre nos sociétés et les hôpitaux. Autrement dit, la notion d’urgence renvoie à l’idée de blocage.

L’idée qui voudrait voir dans l’urgence un phénomène objectif – il y aurait des problèmes urgents et des problèmes non urgents et si quelque chose est urgent, c’est un fait – cette idée n’est pas entièrement recevable. Même sur le plan médical, il a été noté, dans un rapport de la Direction de l’Assistance publique, que 90 % des personnes qui se rendent dans les services d’urgence n’en avaient finalement pas besoin.

C’est un révélateur très intéressant. Si l’on se rend à un service d’urgence, c’est d’abord qu’on est dans l’incertitude (ce que j’ai est-il grave ?) ; c’est ensuite un sentiment de peur, lié à l’incertitude (je ne sais pas si je pourrai tenir jusqu’à demain ; je me rends aux urgences pour être rassuré). Métaphoriquement, cela signifie que, très souvent, le rapport à l’urgence est construction d’un rapport au temps et non un phénomène objectif.

L’autre domaine où le terme d’urgence a toujours été utilisé est le domaine juridique, par exemple la procédure des référés. Il faut des mesures conservatoires qui évitent de subir un préjudice, en attendant une décision de justice dont on sait la lenteur.

Dans les deux cas, hospitalier ou judiciaire, l’urgence n’existe donc que par rapport à un temps dominant. Le service des urgences existe dans un hôpital qui, lui, fonctionne selon un mode ordinaire, avec son propre rythme. Les référés devant les tribunaux n’existent que par rapport à une justice réputée lente dans son propre déroulement.

Tel semble donc le sens initial de la notion d’urgence. Or ce qui se passe aujourd’hui est totalement différent. L’urgence, dans nos sociétés, n’est plus une catégorie de temps à part, propre à des circonstances particulières. Elle est devenue la temporalité dominante. Nos sociétés se construisent sur le mode de l’urgence. Cela signifie la tyrannie de l’immédiateté dans des sociétés qui sont mal à l’aise; et qui sont mal à l’aise parce que d’un côté elles entretiennent avec le passé un rapport difficile : on sent qu’il y a un passé révolu sur lequel on ne peut revenir et dont on ne peut plus s’inspirer (« ce que vous proposez, c’est du passé »), le rapport au passé ne se vivant plus que sur le mode commémoratif ; et d’un autre côté les sociétés sont encore plus mal à l’aise avec l’avenir, car on ne sait plus se le figurer.

Les sociétés sont donc prises comme dans une nasse, ce qui les conduit à exacerber la signification du présent, à le surcharger de sens, à exiger de lui ce que, auparavant, on plaçait dans une séquence temporelle passé-présent-avenir. L’urgence apparaît ainsi comme une négation du temps long. Elle traduit une sorte de malaise temporel dont les sociétés ont du mal à s’extraire. L’urgence conduit à une dévalorisation de l’avenir parce que l’avenir apparaît comme quelque chose de purement chimérique, purement utopique, sans signification et sans rapport avec le réel. La continuité qui existait auparavant, dans les systèmes de sens, notamment téléologiques, entre le présent et l’avenir, est rompue. L’avenir apparaît coupé de la réalité. Le présent apparaît comme seul réel et seule source de sens.

Auparavant il y avait une distance entre l’expérience vécue et les attentes que l’on pouvait avoir. Mais cette distance n’était pas infranchissable par l’esprit. Ce qui nourrissait le lien entre l’expérience et l’attente, c’était bien évidemment l’idée de progrès. Elle permettait de détacher l’attente de l’expérience, puisque plus on avait intégré l’idée de progrès, plus on pensait que l’avenir serait meilleur que le présent. L’attente pouvait être supérieure à l’expérience.

Aujourd’hui nous sommes dans un système où, à l’évidence, cette croyance s’est effondrée. Ce n’est pas tant que nos sociétés ne croient plus au progrès ; elles ne croient plus à la valeur du progrès, ce qui est différent. Elles ne croient plus que demain puisse être meilleur qu’aujourd’hui. C’est cela la crise du futur. L’incapacité d’assigner une espérance au lendemain.

Que faire ?

Nous avons finalement soulevé des questions historiques et philosophiques qui, à l’évidence, ne se régleront pas dans un programme politique ou dans une action associative. Mais les réunions associatives et les débats politiques peuvent être très utiles à la réflexion. Le simple fait de mettre ces problèmes en débat est déjà un immense progrès.

Savoir limiter l’urgence à ce qu’elle doit être

La première étape est sans doute de développer, par rapport à cette logique de l’urgence, un regard critique. Cela ne veut pas dire nier que l’urgence puisse exister. Pour reprendre un langage médical, quand il faut opérer, il faut opérer. Mais à placer le débat sur ce seul terrain, on pose mal le problème. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas agir d’urgence quand c’est nécessaire. Le problème est que l’urgence n’envahisse pas toutes nos représentations, qu’elle ne soit pas la seule catégorie de nos pensées, que notre vision du monde n’en soit pas envahie. Actuellement nous semblons dans l’incapacité profonde de penser le monde en dehors de l’urgence.

En d’autres termes, il faut introduire une différence entre l’urgence comme catégorie de l’action et l’urgence comme catégorie de la représentation. Ce qui se passe aujourd’hui c’est que l’envahissement de l’urgence fait de celle-ci le cadre quasi-unique de nos représentations.

Économie de marché ou société de marché: un choix crucial

La seconde étape, qui implique une certaine volonté, serait de se reposer la question du type de société vers lequel nous allons.

C’est le problème fondamental. La modernité nous entraîne en ce moment dans un processus de transformation très important qui peut faire basculer nos sociétés de ce qu’elles vivent actuellement – une société fondée sur l’économie de marché – vers quelque chose de beaucoup plus inquiétant, terrifiant même, et qui serait la société de marché, ce qui est très différent de l’économie de marché.

L’économie de marché, à laquelle on peut rester attaché, ne dit pas que tout est marché. Elle respecte l’existence de sphères extérieures au marché (comme notre débat aujourd’hui). La société de marché, au contraire, ne respecte pas l’existence d’une sphère non marchande. Or ce n’est pas un fantasme vague. Elle a déjà été théorisée dans les années 30 par Frédéric von Hayek qui a décrit et prévu ce qui est probablement en train de se passer. Hayek dit plusieurs choses dont les conséquences sont incalculables et que, pendant longtemps, personne n’a voulu entendre (notamment du fait de la prédominance de la pensée keynésienne).

D’abord, selon Hayek les sociétés n’ont pas de finalité. Ensuite il dit que le marché n’a rien à voir avec la justice et que l’idée de corriger le marché par la justice ou en vue de la justice est une aberration, car il n’y a rien au-dessus du marché. Troisième point, la régulation par le marché est la meilleure régulation sociale possible. Enfin, dernier point, la société en tant que telle n’existe pas. Il n’y a que des individus qui échangent des informations ou des biens sur le marché et maximisent leurs échanges. L’idée d’un lien social, qui unirait les membres d’une société, lien fait de convictions, d’appartenances, de symboles…, tout cela est dépourvu sens.

Si l’on considère ces quatre postulats de Hayek, on ne peut pas dire que ce qui se passe aujourd’hui dans le monde lui donne complètement tort. Pour autant, faut-il se résigner à une telle évolution ? On semble approcher inéluctablement d’une telle société, à moins d’introduire un certain nombre de médiations sociales et culturelles qui permettent, précisément, d’éviter la société de marché.

Au regard de nos interrogations sur l’avenir, c’est finalement la question la plus cruciale. Elle nous pose la question de l’avenir à la fois en termes concrets, car la pure société de marché a des implications très concrètes sur notre vie; mais aussi en termes symboliques, car il s’agit de définir et de caractériser le type d’avenir que nous souhaitons avoir.

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