Cycle 1996-1997 : La modernité – 2

2) L’avenir du travail. Sa place dans le contrat social

de Denis PIVETEAU, le 21 mars 1996

L’avenir du travail ? Question étonnante, qui aurait paru incongrue il y a seulement cinq ou dix ans mais qui s’impose aujourd’hui avec évidence. Pourquoi ?

Peut-être d’abord parce qu’on a le sentiment que, déjà, le travail n’a pas de présent, ce qui laisse assez mal augurer de son avenir. On voit s’installer des taux de chômage d’un niveau inégalé, 12 % en France et aussi comme moyenne européenne (6 à 8 % dans les pays anglo-saxons, mais il faut tenir compte de méthodes statistiques différentes et, de toutes façons, ce sont aussi des taux historiquement hauts), alors que vers 1970 on avait des taux de l’ordre de 2 % (le chômage dit « frictionnel »). De plus ces chiffres d’un actif sur dix cachent sans doute une réalité encore plus lourde. Si l’on intégrait, ce qui est très difficile, les stages, les travailleurs découragés, ceux qui ne se présentent même plus sur le marché du travail, bref tout le « mésemploi » au sens le plus général, c’est plutôt du tiers des actifs dont il faudrait parler en Europe, en matière de « maltravail ». Donc, d’abord, une société qui donne le sentiment de ne pas arriver à s’organiser pour donner du travail à chacun.

Deuxième élément : le discours de plus en plus fréquent sur la diminution tendancielle de la durée du travail. Ce discours est fondé sur d’assez bonnes raisons. On sait que si l’on retrace sur la longue durée, sur deux siècles, la durée du travail, on découvre qu’au début du 19e siècle, vers 1820, on travaillait à peu près 3 000 heures par an. Puis cela a baissé régulièrement. Entre les deux guerres on était vers 2 300/2 500 heures ; après la seconde guerre mondiale, avec la reconstruction, le chiffre est remonté ; mais dès les années 1960 le mouvement de baisse a repris et si on regarde d’un peu loin, sur la longue période, on voit qu’effectivement la durée moyenne du travail va diminuant. Faut-il imaginer que la courbe va continuer ?

Aujourd’hui en France, la durée effective moyenne du travail, tout compté, est de 1 500 à 1 600 heures (environ 1 550 pour 1992), soit une durée de travail correspondant à une semaine de 34 ou 35 heures. On est donc en fait, et en moyenne, déjà largement en dessous des 39 heures légales. C’est là une tendance très profonde, qui s’appuie sur ce phénomène incontestable qu’est l’augmentation continue de la productivité du travail (ce qui peut être produit en une heure de travail). Aujourd’hui, dans le secteur industriel, on a couramment des gains annuels de productivité de quelques %. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que, chaque année, un même ouvrier pourra, compte tenu de l’équipement à sa disposition et de l’évolution des méthodes de travail, produire 2 ou 3 % de plus que l’année précédente. Faisons un peu d’arithmétique économique : comment apprécier la quantité d’emplois que crée annuellement une économie ? Il suffit de faire une soustraction : on soustrait du taux de croissance le taux d’augmentation de la productivité. Pour 1996 on prévoit en gros 1,5 % de croissance ; s’il y a des gains de productivité de 2 %, la « création » de travail sera donc négative ; elle sera de – 0,5 % ; il y aura diminution de l’emploi. Autrement dit, il y a comme une course poursuite entre la croissance et la productivité. Or qu’est-ce qui fait la productivité ? C’est notamment la quantité de machines dont dispose le travailleur. On fait plus avec un bulldozer qu’avec une brouette. C’est tout le problème du progrès technique, de la mécanisation et de l’automatisation des tâches. Plus on gagne de productivité et plus il faut de croissance économique, pour créer encore de l’emploi.

Ce mécanisme marchait bien dans les années 60. Il y avait de très forts gains de productivité, on mécanisait et on automatisait beaucoup (les « trente glorieuses »). Mais on avait encore plus de croissance et le surplus de croissance par rapport aux gains de productivité permettait de créer de l’emploi. Aujourd’hui, ce mécanisme est partiellement grippé. On se rend compte que les hommes vont pouvoir produire toujours davantage, en employant de moins en moins de bras. Et cela on le rencontre non seulement dans des industries qui étaient traditionnellement l’objet d’améliorations « mécaniques », d’équipements et d’investissements lourds (comme la métallurgie par exemple) ; mais aussi, ce qui est entièrement nouveau, dans le domaine des services : transports, commerce, banque etc. tout ce qui ne produit pas un bien tangible et manipulable, secteurs où l’on peut maintenant « faire à deux ce que l’on faisait à dix », alors qu’on avait longtemps cru ces secteurs en dehors du champ possible des accroissements de productivité. On se disait que le coiffeur doit toujours coiffer à peu près à la même vitesse.

Cela est peut-être vrai pour le coiffeur. Mais il y a maintenant de très nombreux secteurs de service dans lesquels, notamment du fait de l’irruption de l’informatique, on fait des gains de productivité considérables. La banque, dont on parlait plus haut, est ainsi un secteur important qui est dans la cible des prochains licenciements.

Voilà donc tout ce qui pose la question de l’avenir du travail.

Et pourtant, ainsi posée, c’est une question extrêmement dangereuse et même mal posée. « L’avenir du travail, sa place dans le contrat social ? ». On a l’impression que, très inquiet de voir une chose qui diminue en quantité, on va se mettre à analyser les conséquences délétères que cela peut avoir sur notre lien social. Or cela risque de faire oublier qu’en réalité cette crise que nous venons de décrire, crise du travail, du chômage, de répartition du temps de travail, est un élément d’une mutation sociale beaucoup plus importante, qui affecte tous les ressorts de la cohésion sociale et civique de notre pays et dont les effets sur le travail ne sont qu’un aspect.

En d’autres termes ce qu’il faut, pour commencer, c’est procéder à un recadrage de la question, qui revient à l’inverser. Il faut sans doute partir de la question telle que nous l’avons posée et de l’interrogation sur l’avenir du travail ; mais reconnaître aussitôt que la véritable question doit être posée en sens inverse : « L’avenir de la cohésion sociale ; quelle place pour le travail ? » C’est comme cela qu’il faut poser la question.

Nous la développerons sous trois aspects :

  • les mutations du travail proprement dit ;
  • les transformations du lien social (le lien inter-personnel) ;
  • la crise du sens (le sens que nous donnons à notre existence individuelle et à notre vie collective).

Nous pourrons alors reprendre la question de la place du travail.

Les mutations du travail

Quels grands changements observe-t-on ?

Il faut partir d’évidences. Qu’est-ce qui a changé dans le contexte où s’exerce le travail ? Ce sont d’une part la mondialisation, l’internationalisation des marchés et, d’autre part, le progrès scientifique et technique.

La mondialisation

On peut très bien l’apprécier en termes de part des exportations ou des importations (marchandises et services) dans notre production. On peut aussi la cerner en mesurant la part des investissements étrangers, soit de chez nous vers l’étranger, soit de l’étranger chez nous. Les firmes françaises emploient à l’étranger un tiers des effectifs qu’elles emploient en France ; inversement un quart des salariés français sont employés en France par des firmes étrangères. Les économies s’interpénètrent de plus en plus.

Quelles sont les conséquences ? Ce sont la disparition de « coquilles protectrices » nationales à l’abri desquelles pouvait se stabiliser le travail.

D’abord la disparition d’une première « coquille protectrice », celle de partenaires commerciaux proches, stables et bien connus. Le marché devient un lieu de risques, mais aussi d’opportunités. Les marchés s’élargissent mais il y a une pression concurrentielle beaucoup plus forte. Banalité certes ; mais comparons à ce qui se passait il y a deux siècles. Les crises économiques d’ancien régime démarraient toujours à partir d’une crise de production agricole, donc une crise climatique, qui ensuite se répercutait peu à peu à l’ensemble de l’économie. Les sources d’instabilité étaient extérieures à l’économie (« exogènes »). Aujourd’hui le marché est à lui-même sa propre source d’instabilité. C’est totalement nouveau.

Deuxième « coquille protectrice » qui éclate : l’État régulateur. Cet État, intervenant majeur, dominant, puissant, capable de piloter, d’injecter des fonds, de recruter du personnel, était une pièce essentielle de tous les modèles qui ont permis la croissance de l’après-guerre (modèles keynésiens). Or tous ces modèles sont remis en question et ne fonctionnent plus. L’État ne peut plus faire de relance, de pilotage par la demande ; il ne peut plus faire de planification comme autrefois, même la planification « à la française » (type Jean Monnet, le système « Gosplan » étant évidemment totalement exclu). Cela ne marche plus. L’État ne peut plus tenir tous les leviers de l’économie.

Autre « coquille protectrice » qui disparaît : la coquille juridique. Le travail, aujourd’hui, dans les entreprises soumises à la concurrence internationale, a un cadre de références économiques qui n’est plus son cadre de références juridiques. Le travailleur travaille dans un espace qui est un espace de concurrence internationale et en revanche les conditions de son contrat de travail, au sens le plus large, sont des conditions nationales. Les deux ne se superposent plus. D’où des situations pouvant entraîner le « dumping social ».

Le progrès scientifique et technique

Nous n’allons pas dresser ici un panorama du progrès technique. Par contre il est capital de relever qu’il se produit en ce domaine une mutation qui n’est pas seulement quantitative : elle est aussi qualitative. En termes d’évolution du travail qu’est-ce que c’est que le progrès technique ? C’est quelque chose qui provoque ce qu’Alfred Sauvy appelait le « déversement » (d’autres avaient dit la « reconversion permanente »).

Prenons un exemple, un peu caricatural : quand le progrès technique atteint un secteur donné, il peut, dans ce secteur, y avoir disparitions d’emplois, mais cela a aussi pour conséquence que dans d’autres secteurs vont refleurir d’autres emplois. Quand les canuts lyonnais – c’est mon exemple – virent leurs emplois balayés par les machines Jacquard, au début du 19e siècle, il se perdit des postes de travail dans l’industrie de la soierie. Mais alors la théorie économique prévoit qu’en principe la disparition d’ouvriers dans ce secteur doit s’accompagner de la re-création d’emplois ailleurs. Pourquoi ? Il va d’abord falloir construire ces machines et les réparer. De plus si on produit davantage à moindre coût – puisqu’on paie moins de salaires – on va gagner plus d’argent et on dépensera ce bénéfice soit pour son industrie, soit en biens personnels, de consommation ou autres. On adressera donc une demande solvable à l’économie ; le surcroît de productivité sera ainsi réinjecté dans l’économie, du fait même qu’il représente un surplus de pouvoir d’achat.

La théorie économique n’a donc jamais dit que la machine tuait l’emploi, que le progrès technique et économique pouvait par lui-même détruire l’emploi. Ce serait même plutôt le contraire, mais à condition que ce « déversement » se fasse bien, que des emplois se recréent effectivement ailleurs.

Or un tel « déversement » devient d’autant plus problématique, ou tout au moins difficile, qu’il doit se faire vite au regard d’un certain nombre de temps caractéristiques immuables et attachés à la nature humaine.

L’évolution technique est telle que le déversement doit s’effectuer de plus en plus vite ; le progrès technique est sans cesse accéléré. En revanche la durée d’une vie humaine, d’une vie de travail, n’a pas changé depuis des millénaires, à quelques nuances près. Or les ordres de grandeur du déversement ont considérablement changé. Vers les 12e-13e siècles, lors des grands défrichements du Moyen-Âge (découverte de l’assolement triennal, du collier d’attelage etc.) il y eut de profondes transformations mais elles s’étagèrent sur plusieurs générations. Au 19e siècle, les révolutions industrielles et scientifiques se produisent sur une durée caractéristique qui se rapproche de la durée d’une génération. À la fin du 19e siècle (chimie, moteur à explosion…), quand une mutation industrielle se produit, les enfants ne font plus ce que faisaient leurs parents, phénomène qui fut d’une importance sociale considérable : le savoir-faire professionnel n’était plus acquis de la famille ; le relais a donc dû être pris par d’autres structures (école, etc.).

Aujourd’hui nous avons franchi un cap supplémentaire : les mutations techniques et industrielles sont plus courtes que la durée d’une vie professionnelle. Une secrétaire, sténodactylo, comme on disait, aurait pu être correctement formée, il y a encore quinze ans, sans l’ombre d’une connaissance du traitement de texte. Aujourd’hui, elle serait totalement inemployable sans cela. Moi-même, j’ai eu une formation d’ingénieur il y a quinze ans. Elle est partiellement obsolète aujourd’hui, ne serait-ce que parce que, à l’époque, le micro-ordinateur n’existait pas. Aujourd’hui on ne peut pas former un chimiste sans biotechnologie, alors qu’il y a quinze ans on ne prononçait pas un mot de biologie devant des chimistes.

La transformation du travail

On a donc là toute une évolution qualitative des mutations industrielles et technologiques, qui a des conséquences assez importantes sur le contenu du travail et qui a aussi des conséquences importantes sur sa nature.

Le progrès technique pousse au développement de fonctions de recherche, de programmation, de gestion, de communication, tout ce que l’on pourrait appeler une dimension immatérielle du travail. La proportion d’ouvriers qui restent au contact direct de la matière : le fer, le bois, la terre… va diminuant. De plus c’est en amont ou en aval de la matière brute, et même du produit transformé, que se créent des emplois, emplois de conception, de diffusion, de marketing, de vente, etc. ; et cela, au surplus, avec une complexité toujours plus grande du réseau d’élaboration, de production et de vente, qui exige de la part des travailleurs une capacité relationnelle à se mouvoir dans un réseau de relations complexes, résultant d’une division du travail extrêmement poussée, liée elle-même au progrès technique.

On voit ainsi que ces deux choses que sont la mondialisation et le progrès technique se traduisent, sur le plan de la nature du travail, en deux exigences assez nouvelles : une exigence de « flexibilité » et une exigence de « qualification relationnelle ».

Que faut-il entendre plus précisément par là ?

La « flexibilité », celle des qualifications, du salaire. Le travail n’est plus un statut. C’est dû d’abord à la mondialisation, la nouvelle division internationale du travail, qui produit un immense transfert, dont on n’a pas toujours bien conscience, entre le travail qualifié et non qualifié. Toute une série de postes de travail non qualifiés, qui faisaient les gros bataillons de l’emploi, notamment dans le nord de la France, sont maintenant relayés par des pays d’Asie du sud-est ; au sein même de ces derniers d’ailleurs, certains commencent à sortir du peloton et à ne plus occuper leurs travailleurs que par de l’emploi qualifié, par exemple la Corée du sud qui relègue à son tour l’emploi non qualifié en Birmanie ou en Thaïlande. Bref toute une nouvelle répartition du travail entre les différents pays. Et c’est bien entendu aussi le fait du progrès technique en lui-même qui force à une très grande adaptabilité, une très grande flexibilité des métiers.

Le travail n’est donc plus un statut ; l’expression « bonne situation » est vidée de son sens ou tout au moins devenue presque désuète.

La « qualification relationnelle ». Ce qu’on juge aujourd’hui c’est non seulement la capacité technique d’un candidat, mais aussi sa capacité d’entrer en contact, en relations ; la capacité de s’impliquer, de prendre des initiatives, de savoir s’insérer dans une équipe. On parlait tout à l’heure de la dactylo. On ne lui demandera pas seulement de maîtriser le traitement de texte. On l’embauchera comme secrétaire et elle devra se montrer capable de gérer des relations, de prendre des initiatives, de « boucher des trous » si c’est nécessaire, de seconder efficacement la personne auprès de qui elle est placée.

Cela est souvent décrit par les économistes comme la « tertiarisation » du travail. On se réfère, par là, à la distinction classique entre les secteurs « primaire » (tout ce qui touche la matière brute, l’agriculture, les mines…), « secondaire » (le secteur de la transformation de la matière brute, le secteur manufacturier), et le secteur « tertiaire » (tout le reste…). On devine bien que ce secteur tertiaire est un peu une auberge espagnole, le conducteur d’autobus, le banquier, le coiffeur, le commerçant, …; c’est le secteur qui vend de l’immatériel, quelque chose qu’on ne peut pas tenir dans ses mains, en un mot les services. Et justement, dans un tel secteur, les qualités de contact humain sont déterminantes. Or ces qualités, on les réclame non seulement dans le secteur tertiaire, qui va se développant, qui est le secteur qui crée de l’emploi; mais on les réclame aussi dans les autres secteurs. C’est en ce sens que tout le travail se « tertiarise » et il faut évidemment souligner que cette exigence de capacités relationnelles est quelque chose de très nouveau.

Ce n’est peut-être pas encore trop un problème dans le secteur primaire : un ouvrier agricole, un carrier peuvent s’intégrer dans une équipe sans avoir du « relationnel ». C’est d’ailleurs ce qui permet à ces métiers d’intégrer des migrants qui n’ont pas encore assimilé la culture ambiante. C’était vrai aussi dans le secteur secondaire ancienne manière où le travail taylorisé était extrêmement parcellaire ; c’est d’ailleurs ce qui a permis en France, vers les années 1960, l’intégration de populations étrangères importantes, tous les ouvriers nord-africains qui ont été embauchés en grande quantité, notamment dans l’industrie automobile : leur intégration se faisait par le travail. Il n’était pas nécessaire d’être d’abord intégré pour prendre sa place dans la chaîne.

Aujourd’hui on assiste à cette transformation importante que c’est un peu le contraire. Le savoir-faire ne suffit plus. Il faut aussi une dimension de savoir-être. Le travail n’intègre pas; il exige que l’on soit déjà intégré ou que l’on fasse la preuve que l’on en est capable, avant même que l’on ne soit embauché. C’est une condition de l’embauche. Pour pouvoir accéder au travail, il faut avoir des qualités d’insertion, de relation, qui autrefois, au contraire, étaient acquises au contact même de l’équipe avec laquelle on travaillait.

Remarquons à cette occasion combien il est étonnant de parler de qualités et de conditions pour accéder au travail ; comme il est étonnant qu’il faille s’en montrer capable et que l’insertion professionnelle soit devenue un métier. Que de chemin parcouru ! Autrefois la sélection sociale avait plutôt pour effet de permettre de s’affranchir du travail. Il y a peu, les qualités demandées permettaient peut-être de définir la place qu’on aurait dans la hiérarchie du travail mais n’avaient pas de conséquences quant à l’accès lui-même au travail. Aujourd’hui des qualités sont nécessaires pour accéder au travail : le travail n’est plus intégrateur par lui-même, il est devenu une espèce de récompense si on se montre assez intégré. C’est une des clés – ce n’est pas la seule – pour comprendre le chômage des jeunes aujourd’hui.

Nous pouvons donc conclure cette première étape de notre exposé en soulignant qu’aujourd’hui la relation de travail est plus diverse, plus ouverte, qu’elle n’est plus enfermée dans des structures sociales préexistantes, liées au métier. On ne fera plus le métier de son père. Mais en même temps l’accès au travail est moins évident, moins offert; on ne vous prend plus tel que vous êtes mais tel que vous devriez être. Et enfin, si le travail est plus libre et plus porteur d’une réalisation personnelle, il est plus instable et plus fragile.

Les transformations du lien social, du lien interpersonnel

De celles-ci, nous venons déjà de dire beaucoup, en parlant des transformations du travail. Les analogies sont en effet nombreuses.

Nos relations interpersonnelles, nos cercles de relations sont plus divers et plus larges qu’ils ne furent jamais. La mondialisation et le progrès technique n’y sont pas pour rien. Le seul fait qu’en appuyant sur quelques touches de téléphone on puisse être en contact avec quelqu’un à l’autre bout de la France ou de la planète n’est pas pour peu contribuer à l’élargissement de notre cercle relationnel. Il en est de même de la diversification des activités humaines, qu’elles soient professionnelles, sportives, culturelles. Diversification liée à un certain niveau de développement économique, lui-même fonction du progrès technique. Il en est de même aussi des effets d’une plus grande urbanisation. Bref il y a multiplication des occasions de rencontre, des occasions d’entrer en contact avec un nombre de gens beaucoup plus variés.

Mais, en même temps, de telles relations sont moins évidentes, moins données. On constate la disparition des milieux d’appartenance obligée, avec leur cortège d’obligations, de rites, de lieux où il fallait être et être vu; marquage social assez pesant, mais qui offrait des cadres d’insertion tout faits, sans qu’on ait besoin de se les bâtir pour soi-même.

Des cercles de relations que l’on construit soi-même

En quelque sorte nos relations sociales ne nous sont plus offertes sur un plateau. Notre cercle de relations ne s’impose pas. Il faut, dans une certaine mesure, le construire. C’est ce qu’on appelle parfois le « libre-service » du lien social. On bâtit soi-même, « à la sueur de son front », son propre cercle de relations. Et c’est au fond un peu le même phénomène de déversement. Le lien social se rompt, se défait et puis se refait ; il se défait par endroits, il se recompose ailleurs. Ce n’est pas pour rien que l’on parle aujourd’hui de familles « recomposées » (près d’un cinquième des cercles familiaux). On peut en dire de même des milieux associatifs : on peut rompre ses engagements et en reconstituer ailleurs; on est dans une logique dynamique, dans une logique de flux.

Mais cette logique dynamique, qui s’oppose à la logique statique qui prévalait autrefois tant en matière d’emploi qu’en matière de lien social, cette logique dynamique est très exigeante en matière d’impulsion personnelle et d’initiative. Ce sont les gens dynamiques qui s’en sortent. En outre dans une logique de flux, un grain de sable vient facilement bloquer la machine, d’autant qu’il est toujours plus facile de démolir que de reconstruire.

Des cercles de relations plus fragiles

D’où cette deuxième idée : ce sont des cercles de relations plus libres mais moins robustes. C’est ce que je voulais dire en disant que l’on peut rompre et reconstruire. Cela se voit dans beaucoup d’associations, dont on sait qu’elles se multiplient. Si un adhérent n’est pas satisfait, il part et va s’inscrire ailleurs. Ce sont les « stratégies de défection » (Hirschmann). Quand on est dans un cercle social et que l’on n’est pas content, il y a deux façons de faire : on proteste ou on s’en va. Cela paraît banal comme constatation ; mais cela exprime avec simplicité la réalité d’aujourd’hui. Dans les sociétés anciennes, on ne s’en allait pas, on protestait. Aujourd’hui, comme dans le domaine du marché, on a beaucoup plus tendance à choisir des stratégies de défection. C’est typiquement une logique de marché : je ne suis pas content de mon fournisseur, j’en change. Mais aujourd’hui cette attitude se développe aussi dans la sphère du lien social dont on pourrait presque dire qu’elle se « mercantilise ».

Au sens strict d’abord. Cette attitude pénètre l’univers domestique où de nombreuses tâches, qui relevaient autrefois de la solidarité inter-générationnelle, relèvent aujourd’hui de la sphère marchande. Au plan des principes également : on s’éloigne de plus en plus de cette logique de l’échange du « don » et du « contre-don » où l’échange n’est jamais soldé. On est de plus en plus tenté par le calcul aussi exact que possible de ce qu’une relation rapporte et de ce qu’elle fait perdre. Si l’on perd trop, on change, même quand il s’agit de la vie d’un couple. Stratégies de défection au lieu de stratégies de prise de parole.

La disparition de « l’entourage »

Et au fond, ce qui disparaît dans cette évolution c’est l’ »entourage », c’est-à-dire ce cercle de ceux que je connais et qui me connaissent simultanément sous plusieurs facettes.

L’archétype de l’ »entourage », en dehors du cadre familial, c’était la vie villageoise d’autrefois. Les divers artisans et commerçants, je ne les rencontrais pas seulement lorsque j’avais besoin de leurs services, mais je les rencontrais aussi bien à l’église, au temple ou au café ; je connaissais leurs opinions politiques, éventuellement leurs problèmes d’argent, leurs ennuis de santé, leurs problèmes familiaux ; en quelque sorte un regard un peu « panoramique » sur l’autre. Ces sociétés dans lesquelles il se crée des cercles qui portent un tel regard sur leurs différents membres, voilà ce qui disparaît. Nous avons une grande diversité de relations, mais chaque fois des relations extrêmement spécialisées, avec des gens qui ne connaissent de nous qu’une partie de notre personne. On est passé d’un entourage imposé, et quelquefois pesant, à une absence d’entourage.

Cela ne veut pas dire qu’il faut idéaliser le passé et revenir aux cercles d’appartenance obligée d’autrefois, à une société statique, fixe, avec toutes les rigidités qui pouvaient en découler. Mais dans cette disparition du regard pluriel il y a toute une dimension de contraintes, vécues, qui s’affaiblit et qui est pourtant une dimension importante de ma relation à l’autre, dans la mesure où elle est un des fondements du sentiment communautaire. D’autant que la contrainte est ce qui peut m’amener à me préoccuper de celui qui ne m’intéresse pas. On conçoit donc que tout ce mouvement d’effritement de l’ »entourage », de recours à des stratégies de défection, soit générateur, ou tout au moins facilitateur, d’ »exclusion » sociale.

Ainsi, de la même manière que la transformation économique que nous décrivions plus haut génère le chômage, de même cette transformation sociale qui lui est parallèle, concomitante, qui est en quelque sorte la même mais sous un autre angle, se trouve être assez naturellement créatrice d’exclusion. Je ne suis plus « tenu » à l’égard des autres et plus grand monde n’est « tenu » à mon égard. Chômage et exclusion vont donc assez naturellement de pair. « Suis-je le gardien de mon frère ? » disait déjà Caïn (Genèse 4,9), lorsque Dieu l’interpellait en lui disant « le sang de ton frère crie vers moi ».

C’est bien là aujourd’hui la question posée dans notre vie relationnelle, dans notre vie sociale.

On peut donner une illustration de cette interpénétration de l’économique et du social, qu’il faut considérer en bloc si l’on veut porter un jugement serein sur les politiques d’aide à l’emploi. On entend souvent un discours selon lequel ceux qui cherchent un emploi manqueraient de ténacité et de qualités personnelles, ne chercheraient pas toujours activement un emploi. On met en cause le système des minima sociaux qui démotiveraient leurs bénéficiaires. La tentation est forte de tenir un discours « libéral » tendant à supprimer toute allocation. Ainsi les gens seraient stimulés.

C’est oublier que lorsqu’une personne manque du ressort nécessaire pour trouver un emploi et que peut-être autrefois, il y a cinquante ans, elle aurait « tiré le diable par la queue » plus longtemps et se serait mobilisée davantage, c’est oublier qu’alors cette personne, ce jeune, ou tel ou tel autre, aurait eu un cadre familial, amical, relationnel, un « entourage » qui l’aurait stimulé et soutenu. Aujourd’hui ce cadre extérieur a disparu et ce qu’il faut reconstituer autour d’une personne dans cette situation, c’est beaucoup plus qu’un emploi. Il faut l’aider à reconstruire son entourage et tout l’accompagnement. Il ne faut donc pas faire moins que les minima sociaux ; il faut en faire plus, beaucoup plus. Cela représente en termes d’accompagnement social quelque chose de très exigeant et qui demande beaucoup plus de temps. Il faut se lier à l’autre pour reconstituer le lien social qui s’est défait.

La crise du sens – La perte des repères

Le diagnostic lui-même est de la plus grande banalité. C’est la disparition des systèmes imposés de lecture du monde, des lectures toutes faites, des cosmologies rassurantes. Cette disparition a été très progressive. Le libre-examen, en matière religieuse, est une conquête des 15e et 16e siècles. Mais elle est très récente dans son achèvement. Deux exemples : la déchristianisation s’est accélérée en France depuis la deuxième guerre mondiale ; la chute du communisme a marqué comme d’un point d’orgue la disparition d’un autre regard porté sur le monde et qui permettait aussi de le structurer.

C’est ce qu’on appelle parfois la fin des idéologies. Mais l’expression ne semble pas adéquate. Il vaudrait mieux parler de « privatisation du sens », ou d’ »appropriation du sens », qui va de pair avec l’individualisme social. Le sens que l’on donne à sa vie n’est plus l’adhésion, évidente ou contrainte, à un système extérieur ; c’est une référence personnelle, quelque chose que l’on choisit. En ce sens, même les idéologies ne disparaissent pas, elles auraient plutôt tendance à foisonner; mais elles rentrent en concurrence. Elles ne sont plus « monopolistiques », et chacun « fait son marché » : un peu de foi religieuse, un peu d’ésotérisme façon « new-age », un peu d’écologie, de droits de l’homme… Chacun se compose ainsi son propre regard sur le monde, original ou qui se croit tel.

Les hommes de marketing le savent bien : aujourd’hui chacun veut se composer une image bien à lui, qu’il s’agisse d’idéologie… ou de vêtements.

Mais si ce diagnostic est banal, il est formidablement ambigu. Certes, l’appropriation du sens est un gage d’authenticité. On ne se contente plus de répéter des choses apprises. Ce qu’on croit, on le croit personnellement, de la même manière que ses amis, on les a choisis et de la même manière que le travail qu’on a choisi, on s’y « défonce ». En toutes choses on s’investit et il le faut. C’est la fin de l’automatisme aussi bien des tâches que des relations ou des croyances. Mais, dans un tel appel à l’investissement personnel, une fois de plus, tout converge sur l’individu : on doit prouver sa valeur professionnelle – tous les jours et même au seuil de l’emploi -, on doit maintenir son cercle relationnel, on doit porter à bout de bras le sens que l’on donne à sa vie.

Au fond la modernité, pour en venir au thème de ces conférences, fait de chacun d’entre nous, dans ces trois sphères, le seul maître à bord.

Cela peut paraître valorisant et exaltant ; en réalité c’est extrêmement fragile. Si l’un de ces « fronts » est rompu, le risque est alors grand que tous les autres cèdent. Un chômage, un divorce, une dépression et très vite, sur tous les autres aspects de la vie, on peut s’enfoncer. C’est l’expérience quotidienne ; c’est celle de tout un chacun, dans un cercle d’amis ou pour soi-même, lorsqu’on est en présence d’un tel choc.

De manière plus générale encore, ceux qui ont peu d’atouts, qui sont mal munis sur l’un ou l’autre de ces trois plans, sont extrêmement fragiles : aucune structure ne vient s’imposer et les tenir. Là est la vraie solitude, celle dont on parle toujours, celle du monde contemporain, même pour quelqu’un qui a un emploi ou qui a beaucoup d’amis. La solitude commence le jour où l’on est tout seul à se protéger de sa propre solitude, à se défendre de devenir un jour un solitaire.

Donc, pour récapituler, trois crises, trois grandes mutations du sens, du lien social et de l’emploi, qui ont davantage qu’une parenté, car elles ont une concomitance, elles interagissent l’une avec l’autre. La crise du sens, d’une certaine manière, est une crise de fragilité, de repli sur soi.

Le développement du mouvement associatif pourrait laisser penser le contraire. Mais, quand on regarde les choses de près, on constate que ce qui marche bien ce ne sont pas les associations d’engagement civique, les associations militantes – d’ailleurs la chute des adhésions aux partis politiques et la baisse du syndicalisme en sont la preuve – ; ce qui marche ce sont les associations sportives ou culturelles où chacun vient un peu chercher ce qu’il a envie d’y trouver ; et cela de toute évidence n’est pas sans lien avec la crise du mouvement relationnel ; n’est pas non plus sans lien avec la crise de l’emploi, car c’est au moment où l’emploi devient plus relationnel, où il exige des qualités de relations pour l’exercice de cet emploi, pour l’accès à cet emploi, où il requiert un réseau de relations, que l’accès à ces réseaux se fait de plus en plus sélectif et ne revêt plus aucune automaticité. Il n’y a plus de filet de secours.

Ce sont donc des phénomènes cumulatifs et non plus compensatoires. Les handicaps, comme les atouts, se cumulent au lieu de se compenser.

La place du travail : travail, lien social et sens

Nous pouvons maintenant, au regard de cette triple évolution, reposer la question de la place du travail et de son avenir.

1 – Pour commencer, on s’aperçoit que le travail, lorsqu’on en possède un, en vient à jouer aujourd’hui des rôles multiples. C’est d’abord l’emploi, bien sûr, et donc le revenu. Mais c’est aussi une source importante de relations sociales, parfois la source dominante. C’est un des derniers lieux de liens stables et durables avec les autres ; c’est un des derniers lieux d’engagements croisés et d’obligations réciproques. Toute une socialité se développe autour du travail, y compris dans les grandes entreprises où l’on voit toute une série de services sportifs, culturels ou d’entraide « bourgeonner » autour des lieux de travail. Enfin le travail est une source importante de sens, du fait de l’enrichissement de plus en plus fréquent du contenu des postes de travail (initiative, autonomie, engagement personnel), du fait aussi que c’est l’un des cadres qui demeure pour structurer le temps et structurer les projets.

Donc le travail récapitule, monopolise, et un peu par défaut du fait de l’effritement des autres sources de sens, les trois sphères que l’on distinguait tout à l’heure. Les enquêtes des sociologues sur la « valeur travail » montrent que ce qui est valorisé dans le travail, c’est la communauté, la structuration de la vie, les relations. Cette monopolisation des trois sphères par le travail explique bien des choses. Cela explique par exemple l’évolution importante du taux d’activité féminine depuis quinze ans, en partie comme nécessité face à la survenue, ou même l’éventualité, d’un divorce; et surtout parce que l’affirmation de sa propre identité est beaucoup plus aujourd’hui dans la possession d’un travail que dans la vie domestique comme autrefois.

Cela peut avoir des aspects positifs, mais il reste que cette monopolisation par le travail de tous les besoins que nous exprimons sur les trois sphères que nous avons distinguées, le travail, le lien social et la recherche de sens, est extrêmement dangereuse. D’abord parce que cela rétrécit toutes les sources de sens et de reconnaissance sociale sur cette seule valeur du travail (le reste est taxé d’amateurisme) et parce qu’il y a là une rigidité considérable de notre vie sociale. C’est un appauvrissement majeur de la personne.

2 – Le travail d’autre part est source de revenu et il en est même, de nos jours, la source majeure. Au point que s’il est vrai que l’exclusion, comme on le disait plus haut, est une rupture de l’ensemble des liens sociaux, son point de départ est bien souvent la perte du revenu qui découle de la perte de l’emploi.

Or le travail n’a pas toujours été la source majeure des revenus. Dans les sociétés anciennes, disons jusqu’au 18e siècle, pour ne pas parler des sociétés antiques, le travail était loin d’avoir un tel rôle. Dans ces sociétés le travail était une chose vile, parfois même servile. On y constate la dissociation travail-revenu, précisément parce que la reconnaissance sociale n’allait pas au travail. À l’inverse de nos jours où, comme on vient de le dire, le travail tend à être la valeur centrale, il est devenu également la source de la plus grande partie des revenus.

On notera toutefois qu’un certain découplage tend à se produire, compte tenu de l’existence des revenus indirects (prestations de la Sécurité sociale etc.). On constate que si l’on totalise ces revenus indirects et les revenus du capital, on n’atteint pas loin de la moitié du revenu global. Il y a donc déjà un certain découplage entre activité économique et revenu.

La question est alors de savoir s’il faut aller plus loin et poser le principe d’une dissociation travail et revenu (le revenu minimum d’existence par exemple). Il est probable que si, aujourd’hui, dans le contexte actuel, sans avoir fait au préalable le changement de mentalités que j’appelle de mes vœux, on opérait une telle dissociation, on verrait se cumuler sur les mêmes personnes tout le prestige qui s’attache à la fois au vrai travail et aux revenus les plus importants (cf. le regard porté aujourd’hui sur le RMiste). Tant qu’on n’aura pas reconnu une valeur vraie à une présence à la société qui ne soit pas celle du travail, il serait très dangereux de procéder à une telle dissociation travail-revenu. La première chose nécessaire est de restaurer la valeur d’autres formes de participation à la vie sociale. Sinon on risquerait de créer une sous-classe de « parasites ».

En outre il ne faut pas favoriser des formes de revenus qui iraient contre l’initiative. Ce qui est bon en matière de redistribution sociale est ce qui stimule l’engagement et l’investissement. S’il faut socialiser plus d’argent, c’est pour financer de l’innovation : capital-initiative plutôt que revenu minimum d’existence.

3 – Reste enfin la question du « partage du travail ».

Pour commencer remarquons qu’elle est posée au moment même où le travail se fait rare et où parallèlement il devient la valeur sociale essentielle. Son partage peut alors devenir extrêmement conflictuel. Comment partager le travail s’il n’y a de sens que dans le travail ?

En fait, si l’on s’en tient au strict plan économique, l’idée de partage du travail est le type même de la fausse bonne idée. C’est l’attitude qui consiste à dire : le travail est la chose la plus importante; il y en a de moins en moins; donc on partage. C’est l’attitude du « biscuit de survie » qu’on est cinq à se partager dans un canot de sauvetage. Attitude extrêmement dangereuse, en ce sens que cela a de fortes chances de ne pas marcher et de susciter beaucoup de conflits.

Il y a d’abord des conditions très contraignantes pour que cela marche. Comment procéder de façon équitable ? On a l’exemple d’entreprises qui, le dos au mur, ont passé des accords de « partage du travail ». Comment répartir entre maîtrise, cadres et ouvriers ? Entre tel et tel atelier ? Qui supportera plus ou moins le poids de ce partage du travail ?

Ensuite il y a des conditions économiques exigeantes. Il n’y a pas de mécanismes de « partage » du travail. Ce qui existe ce sont des mécanismes de diminution de la durée du travail : pas d’heures supplémentaires, diminution de la durée légale, plus de temps partiel, etc. Toute la question est alors de savoir comment une diminution de la durée du travail va pouvoir être compensée par d’autres embauches et donc avoir pour effet un partage du travail. Le partage du travail n’est jamais une « décision ». Ce n’est qu’un effet, pas nécessairement garanti.

Il y a aussi des conditions financières. Sans entrer dans le détail, il est évident qu’on ne fera pas 32 heures payées 39. Cela ne veut pas dire que l’on ne puisse pas justifier que la diminution du salaire ne soit pas proportionnelle à la diminution du temps de travail : on pourrait peut-être faire 32 heures payées 34 ou 35. Mais la question financière ne peut être éludée.

Reste enfin à savoir comment faire face à cette tendance longue, apparemment incontournable, due aux progrès de la productivité, qui fait qu’il faudra sans doute de moins en moins de travail pour couvrir les besoins de nos sociétés (sauf dans le cas de très forte croissance qu’on ne peut tenir pour certain). En posant la question brutalement, comment subvenir aux besoins de ceux dont le « travail » ne serait plus nécessaire ? En fait la vraie question est de savoir si nous serons capables, quel que soit le niveau de la croissance économique, de bâtir des sociétés sachant donner à chacun sa place civique, des sociétés où chacun se sente utile. Deux axes dans ce but : faire en sorte que l’on puisse se sentir utile autrement qu’en ayant du travail classique; faire en sorte que ce travail classique soit réparti le mieux possible. Le problème n’est autre que de savoir comment l’on fera pour que, dans des sociétés qui globalement s’enrichissent, la richesse soit partagée par tous.

Ce qui nous ramène aux questions de sens.

Si le partage du travail se présente de manière « défensive » et exigeante, s’il s’agit d’une mesure de « sauvegarde », cela va forcément à contresens du dynamisme économique et social. Ce sacrifice du travail, pour quoi faire ? Et, question essentielle, du temps libéré, pour quoi faire ? Si on ne se pose pas ces questions et si on n’essaie pas d’y répondre, on ne fera que crisper un peu plus la société sur la valeur travail que l’on se déchire.

Si, à l’inverse, on attend une dynamique d’un mécanisme de partage du travail, c’est à condition de faire quelque chose de positif de ce temps libéré. La démarche par laquelle on abandonnerait un peu de travail doit être une démarche d’entrepreneur, pour faire quelque chose ailleurs, se recycler vers d’autres activités auxquelles on donnerait du sens; activités socialement ou personnellement utiles, bénévoles ou non. S’il en est ainsi, on peut alors penser que le bilan économique et social global a de fortes chances d’être positif; car le mécanisme de partage du travail créera davantage d’activités qu’il n’y en avait au départ. Et si les questions de sens sont résolues, les questions d’équité et les questions financières se posent en des termes tout à fait différents.

Conclusion

Pour conclure je voudrais replacer tout ce qui vient d’être dit dans la perspective de la modernité.

Au-delà des découvertes scientifiques et techniques, on a vu que la modernité était marquée par l’ouverture, sous toutes sortes d’aspects : ouverture des frontières, déploiement des économies vers des continents nouveaux, effritement des frontières entre classes sociales; et aussi libre examen aux plans religieux et politique. Ces tendances ont fait la diversité, l’authenticité, la richesse des trois sphères de l’économie, du lien social et du sens; elles en ont fait aussi, d’ailleurs, la fragilité : fin des dogmes religieux et politiques, fin des hiérarchies sociales héréditaires, fin des cosmologies qui pouvaient nous rassurer.

Or la simultanéité de ces diverses tendances était sûrement nécessaire pour que le progrès économique connaisse l’essor qui fut le sien. Leur conjonction était indispensable. On n’aurait pas connu le progrès scientifique et technique que l’on a connu au cours des deux siècles passés, si on n’avait pas été capable, individuellement et collectivement, de remettre en cause un certain nombre de regards tout faits et d’idées toutes faites portés sur la nature ; on n’aurait pas connu le progrès économique que l’on a connu si une certaine mobilité sociale, une certaine liberté dans la décomposition et la recomposition des classes sociales, n’étaient pas allées de pair.

Il n’y a donc pas à porter un jugement négatif sur cette évolution dont il faut bien voir, par ailleurs, qu’au plan des idées – et cela est essentiel – elle fut portée par le désir de libération de l’individu, par une pensée de liberté et d’affranchissement des cadres du passé.

Mais il faut voir aussi que, si cette pensée libérale est une doctrine de l’initiative, qui contient quantité de choses très fortes quant à la libération des potentiels de chacun, il y manque un certain nombre d’autres dimensions, de contrainte ou de solidarité, indispensables aussi à la cohésion sociale, comme on a eu l’occasion de le souligner un peu plus haut. Le libéralisme apparaît comme une logique qui repose sur deux pôles : l’initiative et le conflit. Le conflit avec les autres : que le meilleur gagne ! La logique inverse – longtemps représentée de nos jours par le collectivisme de l’est – est celle de l’État organisateur qui tient la société dans un cadre rigide. C’est une logique organisée sur un axe « perpendiculaire » : coopération et contrainte. Vous êtes contraints de coopérer.

Mais, en réalité, ces quatre idées, initiative, conflit, coopération, contrainte, ne vont bien qu’ensemble. On ne peut pas tout bâtir sur initiative et conflit, que ce soit sur le plan économique, sur le plan familial, sur le plan amical ou sur tout autre plan. Il faut une dimension de contrainte et de solidarité. À l’inverse, on ne peut pas non plus se passer de ces ferments que sont l’initiative et le conflit. Une société entièrement basée sur la coopération et la contrainte s’effondre (cf. pays de l’est). Si on refuse le libre développement de chacun et le conflit et si l’on prétend organiser la solidarité de manière obligée, cela ne marche pas. Il y a là deux visions complémentaires, mais chacune insuffisante.

On s’aperçoit alors que la chance de la pensée libérale, lorsqu’elle s’est structurée aux 18e et 19e siècles, fut de s’être formée dans une société qui restait profondément solidaire, tenue par toute une série de cadres traditionnels. La solidarité allait sans dire. Sur ce socle on pouvait bâtir un libéralisme : il s’appuyait sur une société qui par ailleurs possédait une architecture interne suffisamment robuste.

Or, dans nos pays, cette architecture s’est délitée. Nos sociétés ne sont plus soutenues par les valeurs ou les liens sociaux des sociétés traditionnelles. Et dans un contexte où aucune idéologie ne peut prendre le relais, cette structure se délite encore, du fait de l’évolution vers un individualisme toujours de plus en plus marqué.

Un nouvel équilibre est donc à trouver, car nous sommes passés d’un univers imprégné de sens, théologique en l’occurrence, et qui n’avait pas à trouver son équilibre avec le progrès, à une phase de transition (18e– 19e) où c’est le progrès qui a tenu lieu de sens (il suffit de penser à Condorcet, à Auguste Comte : le progrès devait être le moteur du sens en tous domaines, y compris l’élévation du sens moral) ; et aujourd’hui le progrès n’est plus en mesure, par lui-même, de tenir lieu de sens. Le chômage est là pour le rappeler, comme aussi les interrogations bioéthiques.

Il faut trouver une nouvelle dynamique entre le sens et le progrès. C’est très important. Si nous ne trouvons pas cette nouvelle dynamique, il y a risque très fort, dont on aperçoit de premiers signes, de retour à l’équilibre d’autrefois, un équilibre figé. Il y a un risque de marche arrière, sous forme de protectionnisme dans le domaine économique, de communautarisme dans le domaine social et de fondamentalisme ou intégrisme dans le domaine du sens.

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