Cycle 1998-1999 : Introduction

Être théologien et philosophe, une gageure ?

Pourquoi ce cycle de conférences ?

Certes, parce qu’en eux-mêmes, les penseurs dont il est question méritent tout notre intérêt.

Mais peut-être aussi parce que la démarche suivie par Etudes et recherche depuis bien des années nous conduisait à traiter un tel sujet.Car de quoi s’agit-il pour nous, sinon d’essayer de comprendre notre monde actuel, en nous plaçant au niveau de ses fondements intellectuels et spirituels ?

C’est pourquoi nous avons beaucoup parlé des sources du Christianisme, qui, même lorsqu’il est contesté, reste l’un des fondements de nos sociétés. Mieux connaître ses sources permet de mieux le comprendre, en faisant la part de ce qui est fondamental et de ce qui est lié aux circonstances de la civilisation qui l’a vu naître et qui n’est plus la nôtre.

C’est pourquoi aussi, nous avons porté notre regard sur le monde de la modernité. Sans nous appesantir sur le détail des faits et des évènements contemporains, nous avons essayé de rendre compte de l’état des sciences actuelles, ou du moins de certains de leurs aspects. Nous nous sommes préoccupés de la notion même de « modernité« , de ce qu’elle représente et des questions qu’elle pose. Nous nous sommes interrogés sur la situation et la position des religions au regard de cette même modernité, au cours du cycle « Comment dire Dieu aujourd’hui?« . Dernièrement, enfin, nous nous sommes préoccupés des pratiques religieuses, plus précisément des rites, en nous demandant, au bout du compte, ce qu’ils deviennent et ce qu’ils signifient dans le monde actuel.

Avec ce présent cycle sur d’éminents penseurs contemporains, il s’agit maintenant, en quelque sorte, d’aborder à nouveau les mêmes questions, mais sous un autre angle: que nous disent des penseurs de notre époque au sujet de ce que peut être une spiritualité dans la modernité? Nous avons voulu savoir ce qu’ont pensé des philosophes qui sont en même temps théologiens, ou tout au moins très proches de la théologie. D’où ce titre: Etre théologien et philosophe, une gageure ?, car précisément, au regard de la modernité et au regard de la philosophie d’aujourd’hui, la théologie est elle même en pleine évolution, pour ne pas dire que beaucoup de questions y sont totalement renouvelées.

Nous avons donc choisi de parler de trois philosophes ou théologiens réputés, pris dans l’éventail des religions du Livre et qui appartiennent à trois confessions différentes: un catholique, Pierre Teilhard de Chardin, un israëlite, Emmanuel Lévinas et un protestant, Paul Ricœur. Tous les trois, croyons-nous, ont marqué la pensée de notre temps. Très connus, ils furent parfois très contestés et ont sans doute renouvelé la vision de l’homme que pourrait avoir la théologie.

La présente brochure ne présente pas ces trois penseurs dans l’ordre chronologique où ont eu lieu ces trois conférences. On a préféré l’ordre inverse, qui est un ordre historique, ce qui conduit à mettre en premier la conférence sur Pierre Teilhard de Chardin.

Pierre Teilhard de Chardin, jésuite et en ayant reçu toute la formation, se considérait avant tout comme un homme de science, un spécialiste de la géologie et de la paléontologie. Mais, dans la mesure où, du fait même de sa spécialité, la théorie de l’Evolution s’imposa à lui avec force, il fut amené à concilier les affirmations de sa foi, qui était profonde, avec les acquis scientifiques. Il eut l’intuition, avec des années d’avance, que l’Evolution n’était pas le seul fait des êtres vivants, mais un phénomène affectant l’univers dans sa totalité et dans lequel ce qu’il appelle la « montée de l’Esprit » lui parut essentiel. Apportant ainsi à la théologie le sens de la durée, il en tira une compréhension nouvelle de l’action de Dieu, le terme de la montée de l’Esprit lui paraissant se confondre avec le terme de l’espérance eschatologique, en un point futur qu’il désigna comme le point « Oméga« .

Teilhard de Chardin fut vivement contesté. Sa manière de voir fut, de son vivant, condamnée par l’Eglise romaine. Aujourd’hui cette dernière admet le fait de l’évolution. On pourra remarquer que la vision « teilhardienne » qui donne une direction à l’évolution n’est pas sans parenté avec des prises de positions actuelles dans le débat entre ceux qui pensent que l’évolution a un sens et ceux qui n’y voient que le fait du hasard.

Emmanuel Lévinas et Paul Ricœur, à peu près contemporains, sont nettement plus jeunes que Teilhard (il nous est d’ailleurs encore donné aujourd’hui de pouvoir entendre Paul Ricœur dans des conférences où la vivacité de son esprit n’a d’égale que l’ouverture et l’immensité de sa culture). L’un et l’autre furent au départ de leur carrière philosophique marqués par la phénoménologie de Hussserl, qu’ils introduisirent en France et qu’ils dépassèrent ensuite. Un point commun semble pouvoir les réunir, au-delà de la diversité de leurs parcours: c’est le souci de l’ « autre« . Est-il permis de remarquer que cette valeur fondamentale, affirmée dans le christianisme, semble parfois devenir secondaire dans notre modernité issue d’une affirmation de l’autonomie du sujet ? Le « Je » peut-il exister sans le « Nous« ? le débat n’est pas théorique. C’est toute la question que pose aujourd’hui un « libéralisme » qui, au nom de l’efficacité, se voudrait sans règles ni limites.

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