Cycle 1999 : Être théologien et philosophe, une gageure ? – 2

2) Emmanuel LEVINAS, altérité et responsabilité

de Claude BIRMAN, le 10 avril 1999

Emmanuel Lévinas, disparu récemment à l’âge de 90 ans, était une personnalité très impressionnante et peu commune. Sa vie fut longue et féconde. Il venait de Russie, ou plus exactement de Lithuanie où il était né en 1905. Élevé dans une famille juive de libraires, à Kovno, il y reçut non seulement une culture juive traditionnelle déjà très éclairée, mais aussi la culture russe. Toute sa vie, par exemple, il prit plaisir à lire Pouchkine dans le texte. À cause de la Révolution de 1917 toutefois, sa famille dut quitter la Russie et partir vers l’ouest. Si bien que la formation de Lévinas, comme celle de beaucoup d’intellectuels de Russie à cette époque, fut essentiellement allemande, au point qu’il fréquenta personnellement Edmund Husserl et a même habité chez lui. Il suivit aussi les cours de Martin Heidegger.

Arrivé en France aux environs de 1930, vers 25 ans, et installé à Strasbourg pour continuer ses études de philosophie, il se trouva donc être tout naturellement l’un des premiers introducteurs en France de la pensée de Husserl et de Heidegger. Il commença notamment par publier une traduction des méditations cartésiennes de Husserl, travail d’où allait dériver par la suite une grande partie de la philosophie française contemporaine (Sartre, Merleau-Ponty etc.) et qui se révèle donc, sous son aspect modeste de traduction, d’une très grande importance. C’est Lévinas qui fit connaître en France la phénoménologie.

Il poursuivit ses études de philosophie en France. Cela signifie que toute sa vie il a pu jouer sur les quatre cultures française, allemande, russe et juive. Lévinas avait d’ailleurs une véritable dévotion pour la France, qu’il considérait comme une patrie d’accueil, comme la patrie de la liberté et des droits de l’homme. Sur ce point il n’a jamais transigé.

Devenu prisonnier de guerre (grande chance pour un juif, qui put ainsi échapper à la persécution), il passa cinq ans dans les camps, comme Paul Ricœur, comme d’autres philosophes. Période d’épreuves certes, mais aussi période de lecture. Après la guerre, la carrière universitaire en France ne fut pas facile pour lui, car il était étranger. Il trouva finalement un point fixe dans le quartier d’Auteuil, comme directeur de l’École normale israëlite orientale située rue Michel-Ange, où il habitait.

Dans ce cadre, il a commencé à écrire son œuvre tout en fréquentant tous les philosophes contemporains. Admis finalement à l’Université (Poitiers, Nanterre, puis Paris), il y fut un professeur très apprécié (voir la biographie qu’a écrite de lui Mme Lescourret). Très vite, il eut une grande popularité, non seulement en France mais à l’étranger où il devint très célèbre. Son audience était planétaire. On le considère comme l’un des penseurs majeurs de notre temps: « avec Bergson, l’un des deux grands philosophes français du 20e siècle » (Jean-Luc Marion); « un tournant décisif dans l’histoire de la philosophie » (Jacques Derrida). Sa pensée fut patiente et solitaire.

Dans son œuvre, on peut distinguer deux périodes. D’abord la période phénoménologique. Lévinas a traduit, puis écrit, à propos des œuvres de Husserl et de Heidegger; il a ensuite écrit des ouvrages originaux de phénoménologie, par exemple « De l’existence à l’existant« , bien connu ; ou encore un certain nombre d’articles. Puis, à partir de son livre célèbre « Totalité et infini« , un livre majeur, c’est la seconde période. Il prend ses distances vis-à-vis de Heidegger pour développer sa propre philosophie, d’inspiration phénoménologique certes, mais orientée vers une méditation de la tradition juive. On a pu dire, et il a dit, que si l’on veut bien comprendre sa pensée, il faudrait d’abord bien connaître Husserl (philosophe difficile), dont il utilise le langage, et d’un autre côté Rosenzweig, le grand penseur juif du 20e siècle.

D’où une interrogation. Comment quelqu’un qui exige un tel « élitisme » de la pensée (connaissance des philosophes et des théologiens contemporains les plus difficiles), comment un tel auteur a-t-il pu acquérir si vite une si grande notoriété, y compris dans de vastes publics qui ne sont pas des publics de théologiens ou de philosophes ? Son travail austère – il est difficile à lire et parfois obscur – contraste avec le large écho de sa pensée. Il faut savoir, par exemple, que Lévinas avait l’habitude de participer régulièrement à un colloque de philosophie et de théologie qui se déroulait à Rome et auquel Jean-Paul II se faisait un devoir d’assister de manière très attentive.

Tout cela dit, notre exposé comprendra trois parties :

  • dans une première partie, nous mènerons une réflexion sur la notion principale de l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, à savoir la notion d’altérité, avec ce qu’elle implique au regard de la philosophie.
  • dans une deuxième partie, nous essaierons de montrer ce que l’on peut concrètement apercevoir de cette question par des textes des premiers chapitres de la Genèse.
  • dans une troisième partie, nous relirons un passage de l’Exode à la lueur de la pensée de Lévinas.

1 – La notion d’altérité

Nous partirons d’une présentation critique de la pensée d’Emannuel Lévinas, celle que nous a donnée Alain Renaut, un philosophe de la Sorbonne bien connu, qui souligne le caractère paradoxal de la pensée de Lévinas. Cette dernière, en effet, avant d’être une ontologie, une pensée de l’être, et à l’inverse de ce que l’on pense communément, s’est voulue d’abord une pensée de l’éthique. Pour Lévinas, c’est l’éthique qui doit être érigée en philosophie première, avant même l’ontologie, formule simple qui dit tout, mais qu’il nous faut expliciter.

D’autant que cette éthique de Lévinas est difficile parce qu’elle se met à distance de la conception classique, habituelle, que nous avons de l’éthique, conception qui est celle d’Emmanuel Kant (Lévinas a enseigné Kant à l’université) et qui est une morale de l’autonomie du sujet, d’un sujet qui assume sa responsabilité.

Bref rappel de l’éthique de Kant.

Les hommes, montre Kant, sont responsables de leurs actes, dans la mesure où ils sont sujets d’une volonté autonome, qui leur permet d’agir moralement, et, éventuellement, de se complaire à agir de façon immorale.

Kant dégageait cette philosophie morale de l’expérience commune, c’est-à-dire de la pratique par les hommes du jugement moral. On voit, par la pratique des tribunaux comme dans la vie courante, que les hommes ont l’habitude de porter des jugements moraux. Kant, réfléchissant là-dessus, a montré que le fait que nous portions des jugements moraux suppose que nous considérons les hommes comme responsables de leurs actes. On ne pourrait pas porter de jugements moraux si on ne présupposait pas, chez chaque homme en possession de ses facultés, l’ »imputabilité » de ses actes (comme dirait Paul Ricoeur), ce qui suppose une volonté autonome, libre. Pour Kant, cette volonté libre se fonde sur le primat de la raison pratique, c’est-à-dire sur la possibilité donnée à chaque homme, par le fait qu’il est doué de raison, d’opposer la loi morale et l’exigence de la raison à ses intérêts personnels d’agir. Que l’exigence de la raison se fasse entendre en nous est une liberté qui nous permet d’avoir une volonté autonome et de nous opposer non seulement aux actes immoraux des autres mais d’abord à nos propres désirs égoïstes.

C’est la morale du sujet autonome, c’est la morale de l’autonomie. C’est celle qu’Alain Renaut reprend. Cette autonomie peut apparaître comme la forme même de l’humanisme classique qui suppose un homme maître de lui et libre de ses actions.

Critique de la morale de l’autonomie.

Le travail d’Emmanuel Lévinas va se présenter, à première vue, comme une critique de cette autonomie.

À vrai dire, cette position de l’humanisme classique, qui suppose l’homme maître de son destin, avait déjà été critiquée longuement, notamment par Martin Heidegger qui a montré qu’en fait les hommes ne sont pas si libres que cela et que la moralité peut rester un vœu pieux à cause de la faiblesse et de la finitude humaine. D’où, par exemple, toutes les difficultés des religions du péché ou de la culpabilité. Kant lui-même, à la fin de sa vie, s’est posé beaucoup de questions sur ce point. Se heurtaient dans sa pensée d’une part l’esprit des lumières, la confiance dans la liberté et la raison (à l’origine de la Révolution française, de la Franc-maçonnerie etc.) et d’autre part le sentiment de ce que la nature humaine n’est peut-être pas à la hauteur des exigences de la raison (cf. Kirkegaard qui a souligné la « nature pécheresse » de l’homme). Conflit entre liberté morale et probabilité du péché. Pour Heidegger, l’homme est plus faible que l’esprit des lumières n’a tendu à nous le faire penser.

C’est là aujourd’hui le grand débat entre les défenseurs des lumières et ceux qui les critiquent. Comment échapper à cette alternative entre une illusion, celle des lumières, et le renoncement auquel conduit la critique des lumières ? Ou bien nous nous croyons des hommes libres, capables de moralité et à l’abri des défaillances morales, ce qui risque d’être une illusion dangereuse. Ou bien nous pensons que finalement l’homme est incapable de se conduire lui-même, ce qui peut alors conduire à toutes les formes d’obscurantisme et d’autoritarisme. C’est là un débat qui fut fondamental à notre siècle. Comment conserver l’héritage des lumières sans tomber dans l’illusion ?

La réponse de Lévinas

Or ce qui caractérise la pensée de Lévinas, c’est l’effort pour dépasser cette alternative.

Sa réponse est de dire que « ce n’est pas l’autonomie qui est le point fondamental de l’éthique humaine » ; qu’il nous faut reconnaître que la responsabilité n’est pas quelque chose dont on décide librement mais qui s’impose à nous. Qui s’impose à nous à partir d’une passivité, et non pas d’une activité de la subjectivité. Formule de Lévinas lui-même dans son livre « Humanisme de l’autre homme » : « une passivité radicale de la subjectivité« .

C’est une idée que l’on commence à trouver chez Husserl et que Lévinas a approfondie: la subjectivité, avant de se définir comme activité, doit plutôt être comprise comme une passivité. Une subjectivité en quelque sorte sans liberté, où la passivité pure précède la liberté et où la subjectivité est responsabilité avant d’être liberté. Au lieu d’être responsable parce que je suis libre, nous devrions apprendre que c’est de la responsabilité que procède notre liberté.

Mais alors d’où procède la responsabilité ? C’est là que Lévinas introduit le concept d’altérité. Thème central de Lévinas: « la responsabilité est quelque chose qui s’impose à moi à la vue du visage d’autrui. » Il suffit, et il faut, voir un visage, pour se sentir « ligoté« , « otage d’autrui » selon les propres termes de Lévinas, se sentir convoqué à la responsabilité.

Sur ce point, Alain Renaut montre combien cette idée est paradoxale et choquante, car si l’on présente la responsabilité comme une passivité, comme une soumission à la réquisition du visage d’autrui, alors on ne voit plus très bien, dit Alain Renaut, comment on peut assumer ses responsabilités ; « Si, nous dit-il, la subjectivité est sujétion pure, soumission, comment conserver véritablement une signification à cette notion de responsabilité qui est si consubstantielle à l’intentionnalité de l’expérience éthique ? » Autrement dit, comment le projet éthique, en tant qu’il passe par l’irruption de la responsabilité, ne mobiliserait-il pas une référence à cet horizon d’autonomie sans la visée duquel le sujet moral pourrait malaisément se penser comme en charge d’autrui ? En d’autres termes, si on veut être un homme moral qui prend ses responsabilités, il faut agir. Il y a ici, chez Alain Renaut, comme la perplexité d’un philosophe de l’autonomie et de la responsabilité devant ce paradoxe d’une passivité et d’une sujétion de la subjectivité et donc de la responsabilité.

Le débat, à l’échelle mondiale, sur la question de savoir ce que c’est qu’un sujet moral demeure donc. Mais, depuis Lévinas, il se présente comme une alternative à trois termes :

  • Soit une morale néo-kantienne, morale de l’autonomie, qui implique que l’on rappelle sans cesse aux hommes leur responsabilité
  • Soit une sorte de scepticisme et de doute à l’égard de la capacité de l’homme à assumer ses responsabilités et donc, comme on l’a dit d’Heidegger, une sorte de théologie négative, d’attente d’un salut hypothétique qui, en attendant, suppose beaucoup d’autoritarisme. Rappelons ici que Heidegger, poussé par ses réflexions, a fini par adhérer au nazisme.
  • Soit enfin, ce qui est la position de Lévinas, l’idée d’une hétéronomie – opposée à une autonomie – constitutive de la subjectivité et de la responsabilité.

Peut-on traduire tout cela en termes tout à fait accessibles, en quittant les abstractions du langage de la métaphysique ? Autonomie, hétéronomie, on ne voit pas toujours à quoi cela correspond en pratique.

Pour répondre à cette question, nous partirons de deux images, mais de deux images qui ne sont pas n’importe quelles images. Il s’agit d’abord de ce qui est à l’articulation des chapitres deux et trois de la Genèse ; et ensuite du texte de l’Exode sur la vocation de Moïse. L’examen de ces textes nous fera faire un long détour par leur exégèse rabbinique avec laquelle Lévinas était extrêmement familier. Elle nous permettra d’éclairer ce que signifiait pour Lévinas la notion d’altérité.

2 – Les premiers chapitres de la Genèse – La nudité d’Adam et Ève

On se souviendra que le second chapitre s’achève par le verset suivant : « Adam et Eve étaient nus et ils n’en avaient pas honte » ; et que le premier verset du chapitre trois nous dit: « Le serpent était le plus rusé des animaux« .

Or ce qui attire tout de suite l’attention d’un hébraïsant à la lecture de ces deux versets qui se suivent dans le texte (le découpage en chapitres est assez tardif), c’est que, en hébreu, le mot que l’on a traduit en français par « nu » et celui que l’on a traduit par « rusé » est le même. On pourrait donc aussi bien traduire : « le serpent était le plus nu des animaux« .

Cela voudrait-il dire que, dans ce texte, le serpent et Adam et Ève ont en commun cette nudité ? Cela voudrait-il dire que la nudité d’Adam et Ève est aussi une ruse ?

Le problème se clarifie à partir du moment où l’on distingue une symétrie entre deux formes de nudité. Qu’est-ce que c’est qu’être nu ? Comme on le sait, le mot nudité appelle l’idée de dénuement, c’est-à-dire l’idée de manquer de quelque chose, être dénué, être démuni. Cette idée du manque est ici extrêmement importante. Or notre récit met l’accent sur un manque, mais sur un manque qui est double, qui a deux faces différentes.

La nudité du serpent

Le fait pour le serpent d’être le plus « rusé » des animaux, c’est une manière d’être nu. Alors que le serpent est habituellement le symbole d’une extrême richesse, la seule connotation à retenir ici est que les reptiles ont la peau nue. Il y a une nudité extrême du serpent qui n’est autre que la nudité de l’animalité.

Or qu’est la nudité de l’animalité ? Si on demande à l’exégèse rabbinique traditionnelle en quoi les animaux sont nus, elle répond qu’ils n’ont pas reçu de commandement, qu’ils n’ont pas de commandement à suivre. On dirait aujourd’hui qu’ils sont conduits par leur instinct, ou qu’ils ne pensent pas, qu’ils n’ont pas de vocation à accomplir, ou encore, dans le langage de Sartre, qu’ils sont ce qu’ils sont, qu’ils n’ont pas à devenir ce qu’ils sont.

C’est le propre de toute naturalité, de tout état de fait qui est ce qu’il est, de toute technique par exemple, indépendamment des fins qu’elle poursuit. C’est véritablement une pauvreté, parce que c’est une absence de sens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la « misère du monde« , qui est le fait que le monde soit donné, soit là, avant toute signification (cf. Sartre, « la racine du marronnier« , le marronnier qui pousse là, sans raison particulière). Dans le texte biblique, le serpent n’est pas méchant. Simplement, le monde subsiste indépendamment de toute orientation : il est là ; il est donné. Comme dirait Lévinas, le monde relève de l’ontologie, d’une pensée de l’être qui ferait abstraction de toute détermination morale. Les choses sont ce qu’elles sont, la nécessité des choses s’impose, et aussi le fait que le monde soit donné et précède toute interprétation.

Cependant, dans le texte de la Genèse, cette absence de sens, cette nudité du monde n’est pas première, puisque précisément le verset sur le serpent « suit » le verset sur la nudité d’Adam et Ève.

La nudité d’Adam et Ève

La nudité d’Adam et Ève n’est pas du tout du même ordre que celle du serpent. C’est une tout autre nudité. Elle ne peut d’ailleurs être celle du serpent, puisqu’au second chapitre de la Genèse, Adam a reçu un commandement. On lui a fait la leçon, on lui a indiqué une orientation.

– vocation de l’homme

Partons de ce fait qu’en raison de l’évolution, l’homme possède un système nerveux et un cerveau qui l’ont libéré de la conduite instinctive de l’animal, préoccupé uniquement de sa survie. L’homme dispose d’une capacité « neurologique« , comme dirait Jean-Pierre Changeux, qui l’a ouvert à la possibilité d’actions désintéressées. Il est capable d’inventer son avenir au-delà du donné naturel, de donner un sens à ce qui existe. Il est porteur d’une vocation. L’humanité est d’abord une vocation, une vocation d’unité, d’unification. Penser, c’est comprendre, c’est unifier. Ce n’est pas par hasard que le nom d’Adam commence par un aleph, première lettre de l’alphabet. La vocation de l’homme c’est de ramener à l’unité ce qui est d’abord dispersé, c’est-à-dire de donner sens à ce qui, étant dispersé, apparaît comme dénué de sens. C’est ce que l’on peut appeler une humanisation du monde.

C’est la distinction que l’on ferait, en théologie, entre création et révélation. La création, c’est l’existence du monde, y compris celle de l’homme, dernier venu. La révélation, c’est que l’homme se sent appelé à une vocation. En effet, si, comme être créé, l’homme est au monde, il l’est, à la différence des autres créatures, avec la vocation d’un renouvellement de ce qui a été créé, au-delà des lois de la seule nature. L’homme se comprend comme destinataire d’une parole divine, qui n’est plus la parole qui met le monde en place et en ordre, mais une parole qui s’adresse lui singulièrement et lui dit : tu disposes des aptitudes qui te permettent de transcender le monde tel qu’il est créé, et à partir de cette conduite qui t’est propre, qui te fait toi-même, tu peux espérer une rédemption de toute la création. Ce que l’on pourrait traduire : le monde est créé tel qu’il est, mais la vocation humaine c’est de donner un sens à ce monde, de l’unifier, de l’humaniser, de telle sorte que la contradiction entre humanité et naturalité soit levée.

– une vocation dans la faiblesse

Nous pouvons alors comprendre ce qu’est la nudité d’Adam et Eve. Car s’ils sont détenteurs d’une vocation et appelés à transcender la réalité naturelle – tout ce qui est « rusé » – il s’agit cependant pour eux, au départ, d’une vocation absolument sans prise sur les évènements. Adam et Eve sont purement et simplement détenteurs d’une « sainteté » ; ils sont invités à une transcendance au regard du monde au seul nom d’un véritable désintéressement. C’est là leur nudité.

Car le fait d’être tout à fait désintéressé est une très grande vulnérabilité, un très grand dénuement (dans une file d’attente, celui qui est désintéressé se retrouvera le dernier, car les autres vont jouer des coudes, comme un serpent qui se faufile partout). Le serpent est le champion de la lutte pour la vie, et c’est là précisément sa nudité, car à quoi rime cette lutte pour la vie si ce n’est pas au service d’une fin supérieure ? Mais en même temps à quoi rime cette fin supérieure si elle ne parvient pas à avoir prise sur les évènements ?

Voilà donc les deux nudités face à face ; voilà posé le problème humain, le problème de la vocation humaine. Quand on dit « ils étaient tous deux nus et n’en avaient pas honte« , on veut dire qu’en même temps ils ne se rendaient pas compte de la démesure du projet dont ils étaient porteurs ; et donc qu’ils n’avaient pas peur de l’avenir, mais qu’ils n’étaient pas non plus conscients de leur responsabilité. Il y avait chez eux de la naïveté. C’est pourquoi le serpent pourra intervenir.

Le monde humain, le monde du désintéressement, reste donc entièrement à construire et ce, au départ, dans un décalage immense avec le monde déjà donné. Il n’y a, apparemment, pas de place pour le Royaume des Cieux parce que la Terre est déjà occupée par le Royaume de la Terre. Mais dès sa naissance, l’homme porte sur son visage cette lumière, cette ouverture, cet intérêt pour le monde qui transcende tout besoin et toute nécessité, alors que les animaux restent en réalité préoccupés uniquement de leur intérêt vital (c’est ce qui est reposant chez un animal domestique).

Toute l’histoire du chapitre trois de la Genèse repose donc sur cette difficulté : comment assumer l’animalité du monde à partir d’une vocation à la sainteté. On sait que beaucoup de saints ont préféré se trouver un coin tranquille. Il est difficile d’assumer sa vocation de lumière dans un monde de lutte animale, qu’il s’agisse de l’animalité naturelle ou l’animalité sociale. Vouloir se conduire de façon tout à fait désintéressée dans un monde livré aux intérêts conduit souvent au martyre.

Dans l’histoire d’Adam et Ève, cela ne les a pas tout de suite conduits au martyre, mais cela les a d’abord intimidés. Quand un homme comprend la distance qu’il y a entre sa vocation à la sainteté et la dure réalité du monde, la surdité du monde au désintéressement, il est intimidé. La « faute » d’Adam n’est pas un signe de perversité ou de méchanceté; elle est d’abord effroi devant la tâche, rebuté par ce monde sans visage, par cette inhumanité du monde qu’on ne sait pas comment humaniser.

– des habits de lumière, des tuniques de peau

Une très belle exégèse du Talmud, au Traité des Pères, se penche sur le verset du chapitre trois de la Genèse qui dit qu’après la chute, Dieu fit à Adam et Ève des tuniques de peau. Selon les rabbins on peut comprendre certes qu’il leur a donné des peaux de bête. Mais on peut aussi comprendre que précédemment ils n’avaient pas de peau et que Dieu leur a mis de la peau. Il y a un texte rabbinique qui explique qu’auparavant ils étaient couverts de lumière: à la place de la peau il y avait de la lumière. La peau vient compenser la perte de la lumière.

Or en hébreu le mot lumière commence aussi par un aleph et désigne un principe d’unité. Adam était donc lumineux, rayonnant. Mais ce rayonnement est intimidé, comme réduit par le monde qui, lui, est obscur, neutre, dénué du sens de la liberté, du sens de la moralité, livré à la nécessité fonctionnelle des choses. Un mur qui s’écroule ne va pas se retenir parce que quelqu’un passe. Une avalanche suit son cours sans faire attention aux colonies de vacances. Il y a comme une surdité, une neutralité, une indifférence aux hommes.

Que sont alors ces tuniques de peau ? Le commentaire rabbinique dit que pour passer de la lumière à la peau il suffit de changer une seule lettre, la première. Seulement on passe de la première lettre de l’alphabet, qui vaut 1, à une lettre (qui n’existe pas en français) dont la valeur numérique est 70. C’est un chiffre symbolique qui désigne la multiplicité. L’interprétation traditionnelle revient donc à dire : puisque le rayonnement originel d’Adam et Ève n’a pas pu d’emblée surmonter le défi de la neutralité du monde, puisqu’ils n’ont pas eu le courage d’assumer leur vocation, alors on va disperser ce rayonnement et mettre chacun dans sa peau. L’humanité fera des petits, on va démultiplier l’humanité, de façon à ce que la tâche soit diminuée. Il est plus difficile d’envisager un projet de civilisation universelle, unique, unifiée, que d’envisager une multiplicité de cultures (idée reprise au moment de la Tour de Babel). Chaque homme, chaque culture est dans sa peau. Ils ne sont plus réunis dans une même lumière.

À travers la peau, néanmoins, peut transparaître la lumière mise à l’abri de cette peau et voilà pourquoi le visage d’autrui peut, à travers sa peau, me dévoiler cette lumière primordiale, dont une étincelle a été mise à l’abri derrière ce visage. Car le visage, revenons-y maintenant, s’oppose précisément au mufle, à la gueule de la bête, qui même chez l’animal le plus affectueux conserve quelque chose d’inexpressif et n’est pas tout à fait un visage. Quelque chose transparaît dans le visage, qui transcende l’animalité ; et qui a bien du mal d’ailleurs à passer dans le reste du corps. Certains philosophes ou poètes ont fait remarquer que, dans une personne, seul le visage est vraiment expressif du sens, de cette capacité à donner du sens. Pour connaître quelqu’un, il faut voir son visage.

En définitive, ce que cet exemple du début de la Genèse voulait montrer, c’est cette passivité dont parle Lévinas, à savoir que cette vocation à la sainteté, cette nudité d’Adam et Ève, nous précède, qu’elle s’impose à nous et que l’assumer, c’est assumer une sujétion, puisque la refuser ce serait une rébellion. Le « péché » en ce sens, c’est de se refuser à cette vocation.

Il y a donc une ambiguïté de l’autonomie. Présenter le sujet « nu » comme autonome, cela risque d’indiquer l’oubli d’une soumission fondatrice à une vocation. Être juste, comme disent toutes les religions, c’est obéir, se soumettre (c’est le sens en arabe du mot Islam). Cette soumission est plus fondamentale que ce que nous appelons la liberté, parce qu’elle est l’acquiescement intérieur à quelque chose qui s’impose à nous avant tout intérêt, à cette « altérité radicale » de la sainteté à l’égard de l’égoïsme et de la neutralité des choses du monde.

Cet acquiescement, en réalité – c’est la difficulté – est une soumission complètement passive, mais cette passivité demande peut-être plus de courage encore que l’activité, puisqu’elle est fondatrice à l’égard de toute activité. On sait bien que, dans la vie courante, il faut parfois plus de force et de courage pour ne pas bouger que pour agir, thème beaucoup développé par la pensée chinoise. Il y a, chez Lévinas, toute une réhabilitation de la passivité, de la force de ne pas agir comme véritable courage. Agir, ce serait agir trop vite, ce serait presque inéluctablement trahir sa vocation, s’inquiéter, avoir peur et donc jouer le jeu des intérêts du monde. Néanmoins il ne s’agit pas d’un quiétisme, d’un renoncement à l’action. Il s’agit de mettre à jour le fondement de l’action libre qui est cette complète soumission intérieure à cette vocation de sainteté.

Un autre exemple en est peut-être le non-sacrifice d’Isaac : quand Isaac redescend de la montagne avec Abraham, le texte ne nous dit pas qu’Isaac ait été détaché. C’est pourquoi en hébreu on appelle ce chapitre le liement, ou la ligature, d’Isaac. Ce qu’il reste de cette épreuve d’Abraham, c’est qu’Isaac est attaché, pour toujours. Être homme, ce n’est pas être libre et indépendant – les animaux le sont -, c’est se sentir absolument lié, dans une passivité totale, comme la soumission d’Isaac à son père.

La soumission absolue, la sujétion, est donc la trace de l’absolu en nous et c’est le message des grandes religions bibliques qu’il y a une dépendance et une soumission à la vocation de sainteté qui précède toute initiative et toute activité et qui la fonde ; et que celui qui voudrait penser l’autonomie du sujet moral sous le signe du même et non sous le signe de l’autre, celui-là risque de méconnaître le fondement de la subjectivité ; il risque de penser la subjectivité morale dans les termes de l’action égoïste, même si son intention est pure. Le système de pensée de l’autonomie morale, la manière dont on se la représente est comme emprunté à l’action égoïste et donc ne convient pas à son objet.

Ce n’est pas, encore une fois, parce que les hommes font ce qu’ils veulent, comme tel ou tel aventurier, comme Cortès au Mexique, comme un bandit, qu’ils sont libres. Même une liberté désintéressée ne peut être représentée comme une autonomie, car d’où provient cette autonomie, cette capacité de défier le monde, qui est un monde de l’action et d’une loi de la jungle, d’où provient cette puissance du désintéressement sinon, nous dit Lévinas, d’une sujétion passive radicale à l’altérité, à cette altérité par rapport à la loi du monde qui est celle du désintéressement, et donc de la responsabilité, de se sentir responsable d’autrui avant tout intérêt. C’est la sainteté, ou encore la « charité« , au sens propre du terme. Il faut vaincre sa peur du monde pour se soumettre passivement à la vocation à la sainteté.

3 – La vocation de Moïse (Exode 3 et 4)

Il s’agit du passage connu sous l’intitulé « le buisson ardent« , récit qui nous rapporte la vocation de Moïse. Selon le récit biblique, Moïse reste auprès de ce buisson ardent plusieurs jours (sept jours ? Quatre jours ?) et au cours de cet épisode, dans lequel chaque homme est appelé à se reconnaître, on remarque une résistance de Moïse à sa propre vocation.

Que lui demande ici l’Éternel (exactement Adonaï, mon seigneur, mon maître) ? Il lui demande d’obéir. Autrement dit, la représentation biblique de la vocation humaine, c’est l’obéissance au Seigneur. Le Seigneur est celui qui intime l’ordre d’aller – « maintenant, va !« . La vocation est représentée par le récit comme le fait de se soumettre à une injonction extérieure.

Mais alors, demandera-t-on, ce Seigneur qui parle à Moïse, si c’est la représentation de la vocation de Moïse, lui est-il vraiment extérieur ? Poser cette question, c’est prendre conscience que l’altérité de Dieu par rapport à l’homme n’est pas l’altérité d’un être extérieur à l’homme, comme le croient les enfants qui s’imaginent Dieu comme une autre personne, c’est-à-dire comme une idole. C’est pourquoi Lévinas et d’autres ont dit que, pour accéder à la vérité religieuse, il fallait d’abord être athée, c’est-à-dire se délivrer de toute idolâtrie, de toute représentation d’un être autre qui nous imposerait quelque chose de l’extérieur.

L’hétéronomie n’est pas une extériorité. L’hétéronomie c’est le fait, comme dit Lévinas (commenté par Jean-Luc Marion) que le « Je« , avant d’être un « Je« , est un « moi« , c’est-à-dire est à l’accusatif. Le « je » se constitue par la sujétion à un « Je« . Plus explicite est la formule si claire et si simple, et pourtant si difficile, de saint Augustin dans les « Confessions« , lorsqu’il dit : « Dieu ne m’est pas extérieur; ce serait alors une idole, une partie de la nature, ce ne serait pas le Dieu de la Bible. Dieu m’est plus intérieur à moi-même que moi-même« . Plus intérieur à moi-même que moi-même, cela veut dire plus intérieur à moi-même que ma propre autonomie, que mon « moi« . Etre moi-même commence en réalité par une sujétion, par un renoncement à la primauté de mon animalité, à la liberté de ma volonté, pour me soumettre à un impératif radicalement étranger au monde.

Ici, ce que Dieu demande à Moïse, c’est de ne pas supporter que l’inhumanité du monde écrase la possibilité humaine de s’épanouir, de s’accomplir. Le mal, c’est le fait que le monde empêche les hommes d’être hommes. Et pour le récit biblique, l’Égypte pharaonique s’est rangée du côté de l’inhumanité: elle a fait passer la puissance et le souci de la subsistance avant le service de la vocation humaine. C’est un monde où les hommes travaillent pour la société au lieu que la société serve les hommes. On peut remarquer que nous sommes encore très loin d’en être sortis.

Or on voit que Moïse, qui s’est mis à l’écart de ce monde pour sauver sa vie, mais surtout pour retrouver cette vocation de lumière qui a été salie par l’oppression égyptienne, est ici appelé à assumer cette vocation retrouvée, c’est-à-dire à revenir dans le monde. Mais il a du mal à accepter. Il résiste, non par égoïsme, mais par timidité, comme Adam était intimidé. Il ne se sent pas à la hauteur. « De grâce, Seigneur …« , il faudrait en réalité traduire : « Quant à moi, Seigneur ….« , « Comment moi, tel que je suis, dans mon être créé, avec mes insuffisances, serais-je capable … ?« . C’est une humilité, plus encore, une timidité, une nudité. Comment moi, animé d’une vocation purement spirituelle, pourrais-je venir à bout d’une tâche aussi matérielle que le bouleversement de l’empire pharaonique ? C’est l’épreuve la plus radicale de cette vocation humaine : il faut vraiment une passivité extraordinaire pour pouvoir affronter activement des difficultés aussi énormes que celles de changer l’ordre du monde.

Et c’est exactement ce que lui dit Dieu. Alors qu’il se récuse, Dieu lui reproche son manque d’obéissance, son manque de passivité. Lorsqu’il dit « ma bouche est pesante, ma langue est embarrassée« , l’Éternel répond : « mais qui a fait la bouche de l’homme ? » c’est-à-dire : rien de ce que tu as ne vient de toi et donc tu n’es pas en mesure de savoir ce que je peux te donner ou ne pas te donner. Dans une certaine mesure, on pourrait voir de l’humour dans ce texte ; il revient à ce que Dieu dit à Moïse « tu oublies à qui tu parles, tu discutes avec moi en oubliant que je suis plus intérieur à toi que toi-même ; c’est moi qui décide de ce que tu es et de ce que tu peux faire ou ne pas faire. Tu es toujours précédé et dépassé par ce « non-savoir » de ce que tu peux, qui est proprement cette altérité inscrite au fondement de la vocation humaine« .

De telle sorte que Dieu se met en colère: « Alors la colère de l’Éternel s’enflamma contre Moïse« . Et quelle est cette colère de Dieu ? C’est la même que dans la Genèse. Puisque cette vocation humaine à la sainteté et à la responsabilité ne trouve pas en elle-même la force de s’affronter au monde, de s’affirmer frontalement face à lui, puisque Moïse ne peut pas, de lui-même, prendre sur lui, seul, la libération des esclaves de l’Égypte, Dieu va lui susciter une aide en la personne de son frère Aaron. Autrement dit, la colère divise. Dieu partage la tâche. Dieu fait en sorte de susciter quelqu’un à qui Moïse pourra parler, quelqu’un qui lui demandera de parler. Car, au fond des choses, ce qui effraie Moïse, c’est de devoir parler à un mur. Donc Dieu divise, partage la difficulté. Il suscite, de l’intérieur de l’inhumanité de l’Égypte, le visage humain d’Aaron qui viendra au-devant de Moïse accueillir sa parole. C’est le visage d’Aaron qui rendra possible la soumission de Moïse à cette altérité, à sa vocation. C’est en voyant Aaron venir au-devant de lui, accueillir sa parole, la demander, lui, Aaron, qui est resté en Égypte parmi les Hébreux, auprès de ses frères, qui maintient l’humain dans l’inhumain, alors que Moïse développe l’humain seul au désert, c’est en voyant Aaron que Moïse trouvera la force d’affronter sa vocation.

Pour nous – et ce sera notre conclusion – cela veut dire que la force de nous soumettre à notre vocation à la sainteté, nous ne la trouvons peut-être pas seulement par le recueillement, parce que le recueillement, qui nous met à distance de l’inhumanité du monde, nous installe dans la nudité de notre vocation mais nous fait apparaître comme insurmontable l’obscurité du monde. Notre vocation à la sainteté, à l’action désintéressée, à l’ouverture aux autres et même à la protection désintéressée de la nature (n’oublions pas la première vocation d’Adam, qui est de « garder » le jardin), cette responsabilité à l’égard des hommes et à l’égard du monde, nous n’en trouverons la force que par la médiation du visage d’autrui. Ce que le recueillement ne peut pas m’apporter, le fait de voir venir vers moi un homme, avec son visage, qui me le demande, c’est cela qui peut déclencher, en quelque sorte, cette libération intérieure.

Ce qui rejoint la parole de Jean: « celui qui n’aime pas son frère n’aime pas Dieu« . C’est par la découverte du visage d’autrui que je peux aimer Dieu, c’est-à-dire que je peux me résoudre à assumer cette complète sujétion à ma vocation à la sainteté.

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