Cycle 2010-2011 : Du Jésus de l’histoire au Christ de la foi – 5

5) Jésus selon Paul
Vision consonante ou dissonante ?

de Elian CUVILLIER, le 19 mars 2011

Avant propos

Jésus ou Paul : s’il fallait choisir, nul doute que le premier aurait la préférence de la majorité des croyants… et même des incroyants ! Paul n’est-il pas souvent accusé d’avoir trahi Jésus en figeant son message libérateur en une sorte de dogmatique ecclésiale plutôt conservatrice et intolérante (vis-à-vis des femmes en particulier) ? Paul le fondateur du « christianisme » ­— avec tout ce que ce isme peut avoir de péjoratif — contre Jésus, le prédicateur d’une religion de l’amour et de la tolérance. Historiquement, la tension entre Jésus et Paul naît d’ailleurs à l’intérieur du protestantisme. Celui-ci a toujours été tiraillé entre les deux et court toujours le risque de choisir Jésus contre Paul. Les protestants libéraux sont toujours tentés de ne se référer qu’au Jésus de l’histoire (qu’ils ne cessent de reconfigurer au gré des tendances du moment) : l’engouement récent pour la source Q (ou source dite des logia) en est un avatar supplémentaire. De l’autre côté, l’interprétation classique de Paul qui fut celle des grands exégètes allemands du XXe siècle au premier rang desquels Rudolf Bultmann (qui se situait dans la tradition luthérienne et qui n’était donc absolument pas libéral comme on le croit parfois) court parfois le risque de se replier sur un Paul, figé dans des slogans tel celui de la « justification par la foi seule ».  Rappelons ce mot du philosophe Alain Badiou : « Une orthodoxie c’est lorsqu’une communauté s’identifie non plus au discours mais à la forme du discours. À un certain nombre de signifiants fétiches ». Le « Jésus » des libéraux comme le « Paul » de certains théologiens peuvent en être !

Disons dès l’abord que cette tension entre Jésus et Paul, propre sans doute au christianisme, peut s’avérer féconde tant il est vrai que la figure de l’un et ce qu’il représente, Jésus, nourrit l’autre, Paul, et réciproquement. Mais ce qu’il faut aussi affirmer avec force c’est que la foi chrétienne commence à Pâques. Dit autrement, que la vie, les actes, les paroles et la mort de Jésus de Nazareth ne peuvent être saisis que dans une relecture post-pascale, dont celle de Paul est un exemple privilégié. Même la fameuse source Q est une relecture post-pascale ! Osons même cette affirmation : tout interprétation du personnage de Jésus, même celle du plus rationaliste des chercheurs, est forcément historiquement post-pascale ! De cette démarche interprétative (« herméneutique), Paul me semble un témoin fidèle. C’est du moins l’hypothèse que j’aimerais défendre aujourd’hui. Je suis en effet convaincu, et je vais essayer de vous montrer pourquoi, que l’on a d’excellentes raisons de soutenir que Paul, même s’il ne l’a pas connu, a été un témoin fidèle de Jésus de Nazareth.

Le premier temps de mon exposé (« L’état des lieux ») sera consacré à un rappel de quelques données historiques incontournables pour notre propos.

Dans un second temps, je m’intéresserai à la question de la « conversion » de Paul dont je montrerai qu’elle est une clé pour comprendre les liens qui existent entre Jésus et l’apôtre.

Dans un troisième temps, je m’arrêterai sur l’interprétation paulinienne de la mort de Jésus, événement qui est au cœur de sa compréhension du personnage historique de Jésus.

En conclusion, je dirai pourquoi, selon moi, en confessant le Christ comme Seigneur, Paul est un fidèle témoin de l’homme de Nazareth.

1. L’état des lieux

Rappelons d’abord, sur un plan historique, que les plus anciens écrits du NT ne sont pas les évangiles (écrits entre 70 et 90) mais les épîtres de Paul (écrites entre 50 et 60, donc contemporaines de la source Q). Et cependant, si nous n’avions que les textes de Paul, que saurions nous de Jésus ? Je fais ici quatre sondages dans les épîtres de Paul :

1) Je commence d’abord par l’écrit le plus ancien du NT, une épître de Paul, la première aux Thessaloniciens, écrite en 51 de notre, bien avant les évangiles et peut-être même avant la source Q. Qu’y apprend-on ? trois informations importantes :

– Jésus est Christ/Messie et Seigneur, il possède le pouvoir de Dieu lui-même.

– Ce Messie est mort et Ressuscité. Il s’agit donc d’un homme qui a vécu et que Dieu a relevé d’entre les morts.

– Les croyants mettent leur foi en Lui, attendant sa manifestation finale source d’espérance et de repos.

2) Second sondage, un texte dans l’épître aux Galates, chapitre IV, versets 4 et 5 : « Mais, lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la loi, afin qu’il rachetât ceux qui étaient sous la loi, afin que nous recevions l’adoption. » Voilà, en sommes, l’essentiel de ce que Paul retient de l’existence de Jésus de Nazareth, en dehors de sa mort : « il est né d’une femme, il est né sous la Loi ». C’est-à-dire, celui qu’il confesse comme Seigneur Ressuscité est aussi de même nature charnelle que nous !

3) Troisième sondage, l’hymne aux Philippiens (Ph 2,6-11) : un texte pré-paulinien qui date vraisemblablement des années 40 : Jésus, mort sur la Croix, est celui qui existant en forme de Dieu, s’est abaissé et a été exalté. Toute la création, au dernier jour, confessera sa Seigneurie. La haute christologie n’a pas attendu, ni les grands conciles ni l’évangile de Jean : elle existe avant Paul et celui-ci la fait sienne. Cet homme qui est de même nature que nous est aussi le pré-existant, celui qui existait « en forme de Dieu » et qui est allé jusqu’à mourir, mourir de la façon la plus infamante qui soit : la Croix.

4) Quatrième sondage, dans la première aux Corinthiens (2,2) : « je n’ai voulu savoir qu’une chose : Christ et Christ crucifié » (par quoi il faut entendre l’événement pascal de la mort et de la résurrection Les plus anciennes formulations de la foi en la résurrection appartiennent aux traditions pré-pauliniennes que l’on trouve en Rm 4, 24 ; 8, 11 ; Ga 1, 1 : « [Dieu], qui a ressuscité Jésus d’entre les morts »). Ce pré-existant est le Crucifié. Il y a donc un va-et-vient extrêmement important pour la théologie chrétienne : un homme né d’une femme qui est Celui qui existait en forme de Dieu, lequel est mort sur une Croix.

Au bilan : Jésus est un homme mort sur une Croix qui existait auprès de Dieu. Il est Celui que Dieu a Ressuscité et qui est Seigneur. Sa manifestation glorieuse sera source de salut pour ceux qui mettent leur foi en Lui. La question se pose donc : Paul est-il un témoin fidèle de cet homme qu’il n’a jamais connu de son vivant et dont il n’a vraisemblablement pas vu l’agonie à Gethsémané ? Lorsqu’il nous parle de la croix du Christ, il est alors légitime de se demander sur quelle base historique il développe sa pensée. Dit autrement, quel est le lien entre Jésus de Nazareth et Paul, et ce lien est-il authentique, fidèle à ce qu’a été Jésus ? Le Christ-crucifié, « Seigneur ressuscité », « existant en forme de Dieu » tel que Paul en parle, a-t-il quelque chose à voir avec l’homme de Nazareth ? Pour le comprendre, il faut s’intéresser à l’histoire même de Paul, en particulier l’histoire de ce qu’on appelle sa « conversion ».

2. De Saul à Paul : l’histoire d’un renversement[1]

Il est difficile de connaître la vie de Paul avant son adhésion au groupe des disciples de Jésus. De l’avis même de l’intéressé, il a été un Pharisien intègre et obéissant aux commandements de la Loi. Par souci de défendre l’honneur de son Dieu, il se fait même remarquer comme pourfendeur de certains de ses compatriotes juifs : ceux qui, au nom de Jésus de Nazareth en qui ils ont reconnu le messie promis par Dieu, tendent à relativiser le caractère central de la Loi. Pour lutter contre ces disciples de Jésus, Paul se fait déjà voyageur de Jérusalem à Damas en Syrie (cf. Ac 9.1-2). Le regard que Paul porte, dans l’après-coup, sur sa propre expérience nous livre la compréhension de lui-même que Paul avait comme croyant :

Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme : avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je cherchais à la détruire ; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. (Ga 1.14-15 ; cf. Ph 3.7 ; 1 Co 15.9).

On comparera ces propos avec ce texte de Philon :

« 54 Si […] des membres de la nation délaissent le culte de l’Unique, pour cet abandon des rangs les plus importants, ceux de la piété et de la foi, ils doivent être frappés des plus sévères châtiments car ils préfèrent l’obscurité à la plus éclatante lumière, ils aveuglent un esprit capable d’une vision pénétrante. 55 Et il est légitime d’autoriser tous ceux qui sont remplis de zèle pour la vertu à appliquer ces châtiments immédiatement et sur-le-champ, sans traduire les coupables devant un tribunal, un conseil, ou une quelconque instance. Ils peuvent donner libre cours à cette haine du mal, à cet amour de Dieu qui les poussent à punir inexorablement les impies, estimant qu’en cette occurrence, ils sont tout à la fois conseillers, juges, magistrats, membres de l’assemblée, accusateurs, témoins, lois, peuple, en sorte que, rien ne leur faisant obstacle, ils peuvent sans crainte, en toute impunité, mener le combat de la foi. » (De specialibus legibus 1.54-57 cf. aussi 2.252-254)

La notion de « zèle » commune aux deux textes est ici centrale. Le « zèle » pour Dieu et pour la Torah désigne l’attitude d’individus qui se sentent missionnés pour défendre la Loi jusques et y compris par la violence physique à l’encontre de ceux dont ils estiment qu’ils sont des blasphémateurs. Le modèle est la figure de Phinéas (Nb 25) qui tue un Israélite et la femme madianite qu’il voulait épouser : éradication des juifs transgresseurs de la Loi et destruction des païens qui égarent Israël. On peut aussi penser au prophète Élie qui tue les prêtres de Baal. La notion de « zèle » doit donc être comprise comme une forme violente d’intolérance religieuse qui trouve ses racines au temps des Maccabées. Elle est d’abord dirigée contre les coreligionnaires. Le Paul préchrétien appartient sans doute à une frange radicale de Pharisiens qui pratiquent cette forme de violence religieuse. Il se comprenait comme un Phinéas, zélé pour la Loi jusqu’à utiliser la violence physique contre ceux dont il estimait qu’ils étaient blasphémateurs, idolâtres, faux-prophètes, conduisant le peuple à l’apostasie (toutes choses dont on pouvait accuser certains disciples de Jésus). Dans ce contexte, la persécution que Saul fait subir aux (judéo-)chrétiens n’a pas qu’un sens moral : elle représente probablement plus qu’une polémique dure ou un harcèlement verbal, mais implique des mesures violentes pour détruire la foi des adversaires. Quoique nous n’ayons pas de preuves qu’il persécutait « jusqu’à la mort » (Ac 22.4) il ne faut pas sous-estimer la nature violente de ces persécutions. Le texte de Philon suggère en tous les cas que des personnes commettant de sérieux « crimes » tels que l’idolâtrie, l’apostasie, le parjure, pouvaient être attaquées physiquement par des zélotes violents. Saul le Pharisien « zélé » voyait sans doute les premiers disciples de Jésus (des juifs convertis au messie Jésus et, à cause de cela, ouverts aux païens) comme représentant un réel danger pour l’intégrité d’Israël et, pour cette raison, allait-il sans doute jusqu’à essayer de les détruire physiquement.

Paul présente son parcours comme un renversement, un déplacement identitaire. Dans ce cadre, il passe d’une violence donnée à une violence subie. De persécuteur, il devient persécuté. De geôlier, il devient prisonnier (cf. l’image qu’il donne de lui dans l’épître aux Philippiens comme « prisonnier » pour l’Évangile : 1.7,13,14,17). La façon dont il interprète son parcours signifie qu’il comprend désormais le zèle religieux comme une violence contre Dieu lui-même ou son envoyé et ses disciples (ce que Luc traduira narrativement par le fameux : « c’est moi, Christ, que tu persécutes » cf. Ac 9.5). Il est notable alors qu’une fois passé du côté des persécutés, il abandonne toute forme de coercition physique contre ses adversaires. L’apaisement de cette pulsion de violence s’accompagne d’un déplacement – au propre comme au figuré ! – vers le souci d’annoncer à tous les hommes, quels qu’ils soient, ce qu’il vient d’expérimenter.

Un deuxième témoignage de Paul confirme les remarques que nous venons de faire, même s’il propose un éclairage un peu différent de l’expérience paulinienne. Il s’agit du passage autobiographique de Ph 3.4-11 :

4 Moi, pourtant, j’aurais des raisons de mettre ma confiance dans la chair. Si d’autres considèrent qu’ils peuvent mettre leur confiance dans la chair, à plus forte raison moi : 5 circoncis le huitième jour, de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, Pharisien ; 6 quant à la passion, persécuteur de l’Église ; quant à la justice de la loi, irréprochable. 7 Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause du Christ. 8 En fait, je considère tout comme une perte à cause de la supériorité de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur. À cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, et je considère tout comme des ordures, afin de gagner le Christ 9 et d’être trouvé en lui, non pas avec ma propre justice, qui viendrait de la Loi, mais avec celle qui est par la foi du Christ, une justice venant de Dieu et fondée sur la foi. 10 Il s’agit maintenant de le connaître, lui, ainsi que la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances, en étant configurés à lui dans la mort, 11 pour parvenir, si possible, à la résurrection d’entre les morts.

Deux aspects de ce texte retiennent particulièrement l’attention :

  • Le premier est constitué par le passage autobiographique des versets 5-6. Dans ces versets, Paul se présente comme « circoncis, israélite, de la tribu de Benjamin, hébreu, Pharisien, zélé jusqu’à être persécuteur de l’Église, irréprochable quant à la justice de la loi ». Il y a dans ces propos une gradation qui nous renseigne sur l’image que Paul garde de son existence pharisienne au moment où il écrit ce texte. Une image qui n’est pas négative, puisqu’il affirme être devenu irréprochable quant à la justice qu’on trouve dans la Loi ! Paul ne se mortifie pas ici sur son passé, accablé par son péché, mais confesse être arrivé jusqu’au bout de la pratique de la justice qu’exige la Loi. Paul le Pharisien était donc parvenu à un haut degré de performance qui, dans la compréhension qu’il avait de lui-même, le rendait supérieur à beaucoup et aurait dû le satisfaire. Cependant, dans cette description qu’il nous fait de son passé, un terme indique en filigrane l’impasse tragique où le conduit la confiance dans ses « titres de noblesse » (ce qu’il appelle « se glorifier dans la chair ») : ce Pharisien, juif de souche véritable, croyant zélé et performant, parfait quant à la pratique de la Loi, ce Pharisien était un persécuteur de l’Église. Le paradoxe réside évidemment dans l’utilisation positive de ce terme : il en fait ici un titre de gloire. Voilà l’impasse dans laquelle Paul dit s’être trouvé : mettre au compte du service divin ce qui est le mal par excellence, à savoir le combat contre Dieu lui-même en la personne du combat contre les disciples de Jésus. Pourquoi Paul persécutait-il les juifs disciples de Jésus ? Sans doute considérait-il comme une atteinte profonde à l’image qu’il avait de Dieu le fait que pour certains de ces disciples, la Loi n’était plus centrale. Ainsi se précise le tragique paradoxe : dans l’après-coup, Paul comprend que pour défendre l’honneur de son Dieu, il persécute ses disciples. Loin de le rapprocher de Dieu, sa réussite religieuse l’en éloigne, voire l’oppose au Dieu tel qu’il va se révéler à lui dans le Christ.
  • Le renversement décrit par Paul dans les versets 7-9 constitue le second aspect du texte, sur lequel il convient de s’arrêter : cette performance religieuse dans laquelle Paul excellait, il est conduit à l’abandonner à cause du Christ. Et non seulement à l’abandonner mais à la déconsidérer : « Je considère tout comme des ordures » (cf. v. 8). Il s’agit du passage d’un régime à un autre : régime de sa justice, celle de la Loi, où il excelle, où il est parfait, accompli, au régime de la justice de Dieu telle qu’elle se donne à connaître en Jésus-Christ. Le régime de l’assurance de celui qui est parvenu (v. 6 : « devenu irréprochable ») cède le pas au régime de l’espérance de celui qui est mis en marche (v. 9 : « afin que je sois trouvé »). La clé de ce renversement réside dans l’acceptation d’une justice qui n’est pas la sienne : « afin que je sois trouvé en lui, n’ayant pas une justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais la justice par la foi du Christ, la justice qui vient de Dieu, et qui s’appuie sur la foi » (v. 9). L’expression centrale est ici celle de pistis christou ; elle est traduite la plupart du temps dans nos Bibles comme un objet : la foi « en » Christ. Nous proposons de traduire ici foi du Christ: Paul désire être trouvé avec une justice qui lui vient par la foi du Christ, une justice, ajoute-t-il, qui s’appuie sur la foi (sous-entendu ici : la foi de Paul). Nous avons un double mouvement : d’un côté la foi du Christ et de l’autre la foi de l’homme. L’expression de ce double mouvement se retrouve plusieurs fois chez Paul (Rm 3.22 : « La justice de Dieu [a été manifestée] par la foi de Jésus pour ceux qui croient » ; Ga 2.16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ afin d’être justifié par la foi de Christ » ; Ga 3.22 : « Afin que par la foi de Jésus-Christ, la promesse fut accomplie pour ceux qui croient »). Mais quelle est donc cette foi de Christ ? Sans doute faut-il d’abord la comprendre comme la fidélité de Jésus à Dieu, son obéissance à la volonté de Dieu, telle par exemple qu’elle est définie dans l’hymne aux Philippiens 2, mais aussi telle que la décrive les évangiles : derrière cette « foi de Christ », expression propre à Paul dans le NT, il y a peut-être un renvoi implicite à la tradition (largement encore orale du temps de Paul) à l’histoire de Jésus.

Quoi qu’il en soit, c’est par l’obéissance (i.e. la fidélité confiante) du Christ que Paul est justifié : la foi n’est pas une ici une œuvre qui, chez Paul, remplacerait l’obéissance de la Loi du juif. Mais peut-être cela va-t-il plus loin encore chez lui. L’idée est ici, nous semble-t-il, que la foi est un mouvement, un mouvement qui va de Dieu vers l’homme en Christ (la fides Christi) et de l’homme vers Dieu (la fides hominis). La foi vue du côté de l’homme n’est pas, chez Paul, une attitude intellectuelle (adhésion à une doctrine ou à une idée philosophique) mais elle est accueil du Christ. Notre hypothèse est donc que ce double mouvement entre foi de Jésus et foi de l’homme en Jésus constitue une tentative de transcrire dans le langage une expérience fondamentale de Paul : l’idée de la foi comme expérience d’une révélation du divin (on pourrait dire expérience « existentielle », « subjective » ou encore « mystique », mais ces termes devraient alors être explicités pour ne pas commettre de contresens ou d’anachronisme). Et lorsque Paul exhorte ses auditeurs – « imitez-moi » (v. 17) dit-il – il s’agit d’inviter les Philippiens à se comporter comme lui, non pas comme Paul le Pharisien, mais comme Paul faisant l’expérience de la foi christique, c’est-à-dire abandonnant sa propre justice par laquelle il essaie d’atteindre Dieu pour la justice de Dieu qui se révèle à lui dans le Christ. En ce sens, l’expérience de Paul est bien celle, potentiellement, de tout croyant.

Concluons cette première étape :

Sur un plan plus théologique, la thèse qui est ici défendue est la suivante : c’est le Jésus transgresseur de la Loi que Saul le pharisien a connu par ses fréquentations conflictuelles avec les disciples juifs de Celui qui mangeait avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs. En effet, lorsqu’il mange à la table du percepteur, collaborateur de l’occupant romain (cf. Mc 2,13-17), Jésus fait un geste de rupture radical, non seulement religieux mais également politique et social. Ce geste signifie que, pour lui, l’individu est plus important que les appartenances quelles qu’elles soient. Pour Jésus, chacun est reconnu devant Dieu comme individu unique indépendamment de toute qualité, héritage ou propriétés.

Ce sont les disciples juifs, héritiers de ce Jésus là, que Saul le pharisien poursuivait de sa vindicte : il s’agissait pour lui de chasser des synagogues des croyants qui sapaient les fondements d’une compréhension du monde selon laquelle il y a les « purs » et les « impurs ». Or, ce que va découvrir Saul/Paul à leur contact, c’est une façon radicalement nouvelle de penser sa foi. Dans le crucifié, confessé comme Seigneur ressuscité, Paul comprend qu’en se donnant à connaître sous les traits d’un condamné à mort, Dieu se révèle totalement surprenant, totalement autre et toujours en écart des images que s’en font les hommes. Devant ce Dieu là, en effet, ne comptent plus désormais aucune des distinctions religieuses ou identités sociales habituelles (juif/païen ; grec/barbare ; homme/femme ; esclave/homme libre ; riche/pauvre ; sage/ignorant). La foi au Christ comme révélation ultime de Dieu dans ce monde fait naître chaque homme à une réalité nouvelle : en Christ, tous peuvent se reconnaître comme filles et fils aimés inconditionnellement par Dieu.

Le motif paulinien de la « justification par la foi » doit se comprendre comme la traduction théologique de cet accueil par Jésus des exclus du peuple : devant le Dieu de Jésus, il n’y a pas acception de personne ; chacun est reconnu indépendamment de ce qu’il fait, de sa condition sociale ou de ses options religieuses ou politiques.

3. Paul et la mort de Jésus

La mort de Jésus, on l’a dit, occupe une place centrale dans la pensée de Paul. La mort de Jésus par crucifixion est même le seul et unique événement de l’existence historique de Jésus qui l’intéresse. Il faut donc s’interroger sur le sens de cette concentration pour le moins surprenante. Un texte doit ici être analysé, il s’agit de 1 Co 1,18-25 :

1.18 La parole de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, elle est puissance de Dieu. 19 Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. 20 Où est le sage ? Où est le docteur de la Loi (i.e. le théologien) ? Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ? 21 En effet, puisque le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient. 22 Les juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse ; 23 mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens, 24 mais pour ceux qui sont appelés, tant juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. 25 Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.

C’est donc par un chemin original, et pour tout dire singulier, que Paul rencontre Jésus de Nazareth : non pas le faiseur de miracles, non pas le prédicateur du Règne ou le conteur de paraboles, mais l’homme crucifié. On a coutume d’appeler cette compréhension paulinienne de la mort du Christ, « la théologie de la croix ». Contrairement à ce que l’on pense, la « théologie de la croix » n’est pas une théologie du sacrifice. Ailleurs Paul parlera du sacrifice du Christ et il se fera l’écho d’un certain nombre d’interprétations de la mort de Jésus à partir des motifs religieux de l’Ancien Testament. Les premiers chrétiens ont été confrontés à ce défi qui a été d’interpréter quelque chose qui était visiblement un échec radical de ce en quoi ils croyaient et espéraient : que le Messie allait venir et les libérerait. Les pèlerins d’Emmaüs le disent assez bien : « nous espérions qu’il libérerait Israël » et rien ne s’est passé, sauf un échec radical, la crucifixion. Même pas comme un héros qui meurt sur un champ de bataille, les armes à la main ! mais la condamnation d’un rejeté par tous. Comment interpréter cela ? Quelque chose se passe chez les premiers chrétiens qui leur fait dire que cette mort ignominieuse, cette déréliction complète a du sens. C’est cela la Résurrection, c’est dire : Dieu est solidaire de ce crucifié. Ils vont puiser dans le trésor de l’Ancien Testament, la Torah et les Prophètes, pour tenter de donner du sens : ce sera le juste souffrant, le sacrifice expiatoire, le bouc émissaire, etc… tout le trésor dont nous sommes héritiers aujourd’hui. Et Paul, ailleurs dans ses épîtres, fait droit à ce trésor-là. Mais, dans la 1ère aux Corinthiens, il va faire véritablement un geste créateur, presque philosophique, qui fait qu’aujourd’hui encore Paul est considéré comme une figure de la pensée par des philosophes contemporains comme Alain Badiou et Giorgio Agamben qui ne se réclament pas de la foi chrétienne et lisent Paul comme une figure de la philosophie.

Quel geste fait Paul ? Il va chercher le signifiant même de la croix en dehors même de toute interprétation et il dit : la croix parle. La difficulté, c’est qu’aujourd’hui la croix est devenue un objet identitaire, dont on peut se réclamer. Or le geste fondateur de Paul, c’est de dire quelque chose d’énorme, d’inviter les croyants de Corinthe à se réclamer de quelque chose dont personne ne se réclamerait. En risquant un anachronisme, c’est comme si aujourd’hui on disait : la chaise électrique parle, la guillotine parle. Ce geste fondateur de Paul signifie trois choses fondamentales étroitement imbriquées les unes aux autres :

  • La croix atteste paradoxalement la divinité et l’altérité de Dieu. Dieu se révèle totalement différent de ce que l’on attend de lui. Il est là où on ne va pas le chercher. Depuis deux mille ans, on est habitué à aller chercher Dieu à la croix, mais ce n’est plus forcément le Dieu de la croix de Paul. A cette époque-là, c’est dire : ce Dieu que les sages cherchent dans la philosophie et dont ils pensent qu’il va les libérer, ce Dieu que les juifs cherchent dans les grands évènements qui ont fait le peuple d’Israël, ce Dieu n’est pas là où juifs et grecs le cherchent. Ce Dieu, il est solidaire du crucifié, il est le crucifié lui-même. Folie pour les grecs, scandale pour les juifs, mais sagesse paradoxale pour celui qui croit. Altérité de Dieu.
  • Deuxième élément étroitement lié : contestation de la sagesse des hommes ; déclaration de leur esclavage en quelque sorte : ils croient qu’ils peuvent découvrir Dieu par leur sagesse, ils se trompent. Le Croix met les hommes en accusation. Elle affirme leur égarement, leur perdition.
  • Troisième moment : pour celui qui reconnaît dans la croix la révélation de Dieu et la contestation de ses prétentions à la sagesse, alors la croix est source d’apaisement et de salut.

4. Conclusion

En terminant, je voudrais insister sur ce qui est la conviction profonde d’un exégète qui travaille depuis plus de vingt ans sur le NT : l’interprétation de Paul est fidèle à l’image de Jésus qui ressort des évangiles. Celle d’un prédicateur au message singulier que sa mort et sa résurrection ont révélé comme « Fils de Dieu » d’une manière elle aussi singulière. Pour Paul comme pour les évangiles, Jésus n’est un homme que sa grandeur d’âme ou sa piété religieuse à faire accéder au rang divin. Il révèle, dans sa personne même, un Dieu différent de toutes les représentations que l’on s’en fait. Voilà le message révolutionnaire de Paul, dont on trouve la substance dans la prédication de l’homme de Nazareth : en Jésus, Dieu se révèle différent, radicalement différent de toutes les images que l’on s’en fait. Il se révèle dans la mort d’un crucifié et cela est, pour tout croyant, la possibilité offerte d’une nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et des autres. Et voilà pourquoi il faut tenir ensemble l’humanité de l’homme de Nazareth et sa divinité : à laisser la seconde, on rabat Jésus en homme idéal à imiter (« salut par les œuvres » dirait Paul) ; à oublier la première (son humanité) on fait du christianisme une gnose spiritualiste. En Jésus, un Dieu s’incarne qui a pris au sérieux notre condition humaine et qui nous permet de l’assumer jusqu’au bout.

Et c’est pourquoi, de Jésus et de son message on peut affirmer la même chose que ce que Bernanos disait de Paul par l’intermédiaire de l’un de ses personnages dans le Journal d’un curé de campagne : « Non, saint Paul [Jésus] ne se faisait pas d’illusions ! Il se disait seulement que le christianisme avait lâché dans le monde une vérité que rien n’arrêterait plus parce qu’elle était d’avance au plus profond des consciences et que l’homme s’était reconnu tout de suite en elle : Dieu a sauvé chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux traduire ça comme tu voudras, même en langage rationaliste — le plus bête de tous — ça te force à rapprocher des mots qui explosent au moindre contact. La société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au derrière, voila tout. » (Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 46).

Elian Cuvillier 
Faculté de théologie protestante
Montpellier

 

[1] Cf. Elian Cuvillier, « La conversion de Paul : regards croisés », revue électronique « Cahiers d’Études du Religieux – Recherches interdisciplinaires » du Centre Interdisciplinaire d’Étude du Religieux, http://www.msh-m.fr/article.php3?id_article=752, 2009.

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