Luc 16, 19-31 – La fête tous les jours

 

Pasteur Bernard Mourou

Comme les semaines précédentes, nous nous penchons ce dimanche sur un texte qui est une parabole. C’est important de garder à l’esprit pour ne pas voir dans ce passage des choses qu’il ne dit pas.  

Cette parabole met en scène un pauvre et un riche. Le pauvre a un nom et le riche est anonyme. C’est l’inverse de ce qui se passe d’habitude : d’ordinaire on connaît les notables, mais pas ceux qui sont au bord de la route.

Celui qui se trouve au bord de la route, ou plus exactement devant le portail d’une riche demeure s’appelle Lazare. Ce nom n’est pas anodin : il signifie Dieu vient en aide, Dieu a secouru…  Quel décalage entre la promesse évoquée par ce nom et la rude réalité vécue par Lazare ! Ce détail donne à notre texte un tour ironique, cynique et même quelque peu blasphématoire. C’est comme cette question : Mais que fait Dieu ?

Quant au riche, il se révèle profondément antipathique. La toute première chose que nous apprenons sur lui, c’est qu’il fait la fête tous les jours.

D’emblée, la vie de cet homme suscite un malaise : il fait la fête tous les jours. Ce n’est pas de faire la fête qui pose un problème : il n’y a rien de mal à cela, bien au contraire. Mais c’est tout autre chose de faire la fête tous les jours. Cela revient à montrer que, contrairement aux apparences, on n’a pas le sens de la fête, ce n’est pas la même chose est le symptôme de quelqu’un qui n’a pas le sens de la fête.

Car le propre de la fête, c’est justement son caractère exceptionnel. Une fête quotidienne n’est plus une fête. Faire la fête chaque jour revient à tout niveler, à ne pas avoir le sens de la solennité, et par conséquent à ne pas percevoir Dieu. C’est l’écrivain Gabriel Matzneff qui dit : Le sens de la fête suppose le sens de l’ascèse […] : seuls ceux qui ont traversé l’épreuve du jeûne savourent véritablement les joies du banquet.

Le reste est à l’avenant : cet homme n’ignore pas seulement, mais aussi ceux qui l’entourent, à commencer par Lazare, pourtant couché devant sa porte.

Agit-il ainsi pour la même raison que les amis de Job, qui l’invitaient à retrouver le droit chemin ? Voit-il Lazare comme un pécheur puni par Dieu ?

Même pas. Pour cela, encore faudrait-il qu’il le voie. Il ne lui fait pas la morale. Il ne lui parle pas.  Il vit juste comme si Lazare n’existait pas.

Et puis tout à coup quelque chose vient bouleverser la routine : la grande égalisatrice, la mort, vient rappeler la fragilité humaine. Elle frappe l’un, puis l’autre.

Les funérailles du riche ont certainement été dignes de son train de vie et Lazare a dû être enterré comme un chien. Quoi qu’il en soit, l’évangéliste prend soin de dire que Lazare est emporté par les anges au ciel, tandis que le riche est juste enterré.

Et puis que se passe-t-il après ?

Eh bien après, tout s’inverse : le riche est torturé dans les flammes, tandis que Lazare jouit de la félicité éternelle auprès d’Abraham, le père des croyants.

Car pour étayer son propos l’évangéliste évoque ensuite l’au-delà. Certains ont lu cette parabole comme une description de ce qui se passe après la mort.

Ce sont de telles interprétations qui ont pu conduire Karl Marx à voir que la religion comme l’opium du peuple.

Et il faut bien reconnaître que sur ce point le christianisme, par une certaine paresse intellectuelle, a failli, toutes Eglises confondues.

Combien de fois la personne souffrante n’a-t-elle pas obtenu comme seule réponse : Ne vous inquiétez pas, ça ira mieux demain, Dieu est juste et il interviendra à son heure.

La mort est la seule certitude que l’être humain puisse avoir. Quand elle survient avant que la justice ait pu être rétablie, comme pour notre pauvre Lazare, on transpose ces consolations à bon marché dans l’au-delà, sans voir que certaines situations sont irrémédiables, que rien ni personne, pas même Dieu, ne peut réparer le mal.

La théologie devrait-elle s’affranchir de la plus simple logique ? A quelle crédibilité pouvons-nous prétendre si nous tenons ce genre de discours ?

Faut-il alors nous étonner de voir nos contemporains déserter les Eglises ? On peut juste s’étonner de ce qu’ils ne l’ont pas fait plus tôt.

Quoi qu’il en soit, Karl Marx n’était ni un théologien ni un exégète, et loin de moi l’idée de lui donner raison. En fait, la pointe de notre parabole est ailleurs.

Le simple fait d’avoir affaire ici à une parabole nous rappelle que seule la pointe et certains détails doivent retenir notre attention.

Notre texte ne dit absolument rien sur l’au-delà. D’ailleurs, aucun texte de la Bible ne le fait.

Alors oublions ces images d’abîme et de fournaise qui ont inspiré les peintres et les artistes, et voyons le sens de cette parabole.

Le sens en est simple : cet homme riche est enfermé en lui-même. Il n’a pas plus le sens de la fête que Dieu ou du du prochain. Sartre avait terminé sa pièce Huis clos par cette réplique devenue célèbre : L’enfer, c’est les autres. Mais si cette affirmation a marqué les esprits par son caractère provocateur, elle est totalement fausse. En fait, c’est exactement l’inverse : l’enfer, c’est l’absence des autres. Malgré ses fêtes et ses beaux vêtements, sans s’en rendre compte cet homme riche est donc déjà en enfer.

Cette parabole nous encourage à sortir de nous-mêmes pour montrer plus d’attention à ce qui est différent, à commencer par les personnes qui ont d’autres opinions et d’autres façons de vivre.

Amen

 

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