17 février 2019 – Bienheureux ! – Luc 6.v.17-26 – J. Alexandre

Prédication

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BIENHEUREUX !

Dans ce passage de son Évangile, Luc rapporte à sa manière ce qu’il est convenu d’appeler « les Béatitudes » prononcées par Jésus devant ses disciples. Je dis bien à sa manière : « heureux les pauvres », « malheureux les riches »…

On sait que Luc portait une grande attention aux pauvres, on ne s’étonne donc pas de ne pas retrouver, dans son Évangile, les précisions que l’on trouve chez Matthieu : « Heureux les pauvres…, mais les pauvres en esprit. C’est pourquoi l’on pense que chez Luc, il y a une traduction plus sociale, moins spirituelle, des paroles de Jésus.

Luc aurait donc détourné les paroles de Jésus ? Pas du tout, les paroles que rapporte Luc semblent très proches de celles qu’aurait pu prononcer Jésus lui-même. Il l’a fait à d’autres moments. Faut-il donc en conclure que Jésus a réellement déclaré que les pauvres sont promis au Règne de Dieu tandis que les riches sont maudits – point à la ligne ?

Non. Il faut faire bien attention à ne pas sortir les paroles de Jésus de leur situation pour en faire des propos à valeur générale. En effet, lorsqu’il prononce ces paroles de bénédiction et de malédiction, Luc le précise bien, Jésus ne s’adresse qu’à ses disciples.

C’est en se tournant vers ses disciples qu’il dit : « Heureux, vous les pauvres, parce que le Règne de Dieu est à vous ». Et c’est à eux, de même, qu’il dit : « Malheureux, vous les riches, quand les gens disent du bien de vous ». Et il est clair que lorsque Luc rapporte ces paroles, il le fait en pensant aussi aux Églises de son temps.

À ce moment-là, il pense aux premières communautés chrétiennes réparties dans l’Empire romain. Il pense par exemple aux Églises fondées par Paul depuis une trentaine d’années déjà. Mais ces paroles-là, je pense, peuvent s’adresser aux disciples de Jésus à travers tous les temps et tous les lieux.

Elles ne sont pas un programme social, elles concernent le rapport que les chrétiens doivent avoir avec le monde qui les entoure.
Il y a donc pour l’Église, pour les chrétiens, des bénédictions ou des malédictions. Que signifient ces termes ? Ils sont d’un usage très ancien. On les trouve souvent dans les Écritures, dans les livres de Moïse comme chez les prophètes.

Jésus, là, se situe dans une longue tradition, qui est celle de l’Alliance. Chaque fois que les Écritures évoquent l’Alliance que Dieu a établie entre lui et les gens de son peuple, il est rappelé que sa bénédiction s’étendra sur eux s’ils lui restent fidèles, mais que dans le cas contraire ils en subiront les conséquences.

Jésus maintient cette ligne. Mais maintenant, cette Alliance concerne ses disciples à lui. Ils forment un nouveau peuple, quels qu’ils soient. S’ils sont entrés dans cette Alliance renouvelée, c’est à cause de lui : « à cause du Fils de l’Homme », dit-il, ce sont ses mots.

Et tout ce qu’il leur dit est comme un écho de l’histoire antérieure du peuple hébreu, autrefois, à l’époque de Moïse, quand Dieu établissait son Alliance pour la première fois.

De même que les Hébreux avaient été mis en servitude en Égypte, de même, les disciples de Jésus sont dans le malheur, pauvres, affamés, endeuillés et haïs. Mais de même que le Dieu du Sinaï promettait aux Hébreux un pays où ruissellent le lait et le miel, de même, les disciples de Jésus se voient promettre le Règne de Dieu.

Il faut se souvenir qu’à l’époque où Luc écrit son Évangile, les chrétiens sont persécutés, pourchassés et suppliciés. On comprend donc que pour lui, ces paroles de Jésus aient un sens très fort, très actuel.

On comprend aussi que si certains chrétiens de l’époque sont bien vus, vivent dans l’opulence ou simplement dans la tranquillité, c’est qu’ils ont trahi, qu’ils se sont arrangés avec les autorités, qu’ils ne sont restés fidèles à leur maître qu’en parole mais ont choisi de servir en pratique d’autres maîtres, de se conformer quotidiennement à l’opinion dominante, à la morale dominante, aux règles dominantes de la société païenne.

De même que les Hébreux de l’époque de Moïse devaient faire un choix entre, d’un côté, la servitude en Égypte, avec ses aspects tout de même protecteurs, et de l’autre côté l’aventure du désert, de même, les chrétiens, face à Jésus, doivent faire un choix entre le confort et la fidélité.

Ceux qui ont choisi le confort, la tranquillité, sont appelés les riches, les autres sont les pauvres dont parle Jésus. Or, ceux qui ont choisi le confort et la tranquillité sont justement ceux que Jésus désigne comme malheureux.

Pourquoi ? Parce que, justement comme ces Hébreux qui préféraient rester dans la servitude plutôt que se risquer dans le désert avec Moïse, ils ont une âme d’esclave. Ils ne se rendent pas compte que ce confort, ce conformisme, ce bonheur à courte vue, c’est leur malheur. Parce qu’ils passent à côté du bonheur de la liberté.

Je prends un exemple : on parlait beaucoup du Brésil, il y a quelques semaines. On évoquait l’élection à la présidence de ce pays d’un dangereux extrémiste. Il y a sans doute bien des raisons complexes à la crise qui a conduit à cela, mais l’une de ces raisons se trouve dans le comportement de nombreux chrétiens. En élisant cet homme, ils préfèrent se soumettre à la logique de la violence qui règne là-bas plutôt que de s’en libérer.

Ils ne voient pas qu’ils se rendent ainsi incapables de lutter contre le malheur des plus fragiles, des pauvres qui vivent dans leur propre pays. Ainsi, ils restent esclaves de la violence et du malheur. C’est pourquoi l’on peut émettre ce paradoxe : « qu’il est moche, ce beau pays » ! De même, Jésus disait : « Quels malheureux, ces riches » !

Qu’ils sont malheureux, ceux qui se conforment au monde qui les entoure ! Voilà ce que dit Jésus à ses disciples. Le monde a besoin de la liberté des enfants de Dieu, du peuple de Dieu. Sans eux, sans leur message, il se maintient dans sa violence ou son non-sens.

Car le monde a besoin qu’une voix qui lui vienne d’ailleurs et lui permette de s’ouvrir à autre chose, à un autre état d’esprit. Et le bonheur des croyants, c’est de le lui annoncer, lui annoncer que ce monde-ci n’est pas un produit fini, qu’un avenir est ouvert, qu’une autre logique existe.

Les croyants parlent d’un monde heureux, ils promettent un monde heureux : c’est stupide, c’est fou, c’est même dangereux, aux yeux de la plupart de nos contemporains. C’est dangereux parce que cela risque de vous faire oublier toute la laideur, le malheur, la violence et l’injustice qui règnent sur la terre. C’est un risque.

Mais il y a là aussi un immense avantage : cela vous libère, vous n’êtes plus obligés de vous soucier de votre propre cas, de votre salut personnel, vous avez été libérés de vous-mêmes, vous pouvez vous mettre à l’œuvre au sein de ce monde-ci, justement parce que l’autre vous est promis.

Vous ne vous souciez plus de ce que vous dictent les idées toutes faites de ce monde. Vous ne vous souciez pas d’être bien vus, acceptés, justifiés par le regard des autres. À l’image de Jésus lui-même, vous vous êtes appauvris de tout cela, car c’est bien, au yeux du monde, un appauvrissement, voyez-vous. Mais vous êtes libres.

Et vous êtes libres, en particulier, de vous soucier, justement, du bonheur des plus pauvres, des méprisés, des humiliés. Car il est vrai que Dieu lui-même se soucie d’eux et de leur malheur bien réel. Un malheur que jamais Jésus n’aurait appelé bienheureux.

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