Prédication du 1er février 2015 – Genèse 4,1-16 – « Caïn et Abel »

prédication de Marc Pelcé le 1er février à Evreux

Introduction

Nous n’aimons pas les textes bibliques qui nous heurtent, surtout quand ils nous donnent une image de Dieu qui parait injuste. Le chrétien se sent coupable quand un texte biblique ne lui plait pas. Le récit de Caïn et Abel fait partie de ces textes.
Notre passage est placé au milieu des cinq récits mythiques du début de la Genèse. Après la création et la chute, avant le déluge et la Tour de Babel. L’action se déroule hors du Jardin d’Eden dont Adam et Eve viennent d’être chassés. Après notre récit commencera l’histoire biblique de l’humanité sur terre.

Ces récits du début de la genèse nous touchent profondément parce qu’ils nous parlent de nous, parce qu’ils sont constitutifs de ce que nous sommes. Ils sont si emblématiques qu’ils font partie des textes qui sont étudiés au collège et au lycée. Comme tous les textes archi connus, les clichés, les idées reçues, masquent un sous-bassement bien plus riche. Il nous faut donc prendre une brosse dure pour décaper les couches moralisantes du 19è siècle avant de retrouver la pureté du matériau initial.

Nous lisons dans le livre de la genèse, au chapitre 4 les versets 1 à16. Je le lis dans la version « français courant », vous allez comprendre pourquoi cette précision mérite d’être mentionnée.

1 De son union avec Adam, son mari, Ève devint enceinte. Elle mit au monde Caïn et dit alors : « J’ai fait un homme grâce au Seigneur. »
2 Elle donna aussi le jour au frère de Caïn, Abel. Abel fut berger, et Caïn cultivateur.
3 Au bout d’un certain temps, Caïn apporta des produits de la terre en offrande pour le Seigneur.
4 Abel, de son côté, apporta en sacrifice des agneaux premiers-nés de son troupeau, dont il offrit au Seigneur les meilleurs morceaux. Le Seigneur accueillit favorablement Abel et son offrande,
5 mais non pas Caïn et son offrande. Caïn en éprouva un profond dépit ; il faisait triste mine.
6 Le Seigneur lui dit : « A quoi bon te fâcher et faire si triste mine ?
7 Si tu réagis comme il faut, tu reprendras le dessus ; sinon, le péché est comme un monstre tapi à ta porte. Il désire te dominer, mais c’est à toi d’en être le maître. »
8 Cependant Caïn dit à son frère : « Sortons. » Quand ils furent dehors, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua.
9 Le Seigneur demanda à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Caïn répondit : « Je n’en sais rien. Est-ce à moi de surveiller mon frère ? »
10 Le Seigneur répliqua : « Pourquoi as-tu fait cela ? J’entends le sang de ton frère dans le sol me réclamer vengeance.
11 Tu es désormais un maudit, chassé du sol qui s’est ouvert pour recueillir le sang de ton frère, ta victime.
12 C’est pourquoi, tu auras beau le cultiver, il ne te donnera plus ses richesses. Tu seras un déraciné, toujours vagabond sur la terre. »
13 Caïn dit au Seigneur : « Ma peine est trop lourde à porter.
14 Tu me chasses aujourd’hui du sol cultivable, et je vais devoir me cacher loin de toi ; je serai un déraciné, toujours vagabond sur la terre. Quiconque me trouvera pourra me tuer. »
15 Mais le Seigneur lui répondit : « Non, car si quelqu’un te tue, il faudra sept meurtres pour que tu sois vengé. » Le Seigneur mit alors sur Caïn un signe distinctif, pour empêcher qu’il soit tué par quiconque le rencontrerait.
16 Alors Caïn partit habiter au pays de Nod, loin de la présence du Seigneur, à l’est d’Éden.

Nous chantons le cantique AEC 542 « Ils ont marché au pas des siècles » (3 st.)

Commençons par quelques clés de lecture pour faciliter notre compréhension :

  • 1- Je passe rapidement sur les incohérences du texte au sens littéral. Qui pourrait tuer Caïn, puisqu’il reste le seul homme au monde ? Et qui peut-il prendre pour femme si Eve n’a pas eu de fille ? Considérons donc ce récit pour le sens qu’il est capable d’engendrer, et pas pour son sens au pied de la lettre.
  • 2- La Genèse est un recueil de textes qui ont été rassemblés entre le IXè et le Vè s. av. J-C. Si l’on veut être capable d’en saisir les enjeux, il faut faire l’effort de se placer dans le contexte agro-pastoral de cette époque. Des agriculteurs sédentaires, des éleveurs nomades. Voilà toutes les références auxquelles les auditeurs de ces textes pouvaient s’identifier.
    Dieu n’agrée pas l’offrande de Caïn : L’inégalité engendre la rancœur.

Pourquoi Dieu refuse t’il l’offrande de Caïn, alors qu’il accepte celle d’Abel ? Voilà la première question à laquelle on ne peut pas se dérober. C’est la question qui nous met mal à l’aise et qui d’une certaine façon nous culpabilise. N’est-on pas allé jusqu’à dire que si Dieu a refusé l’offrande de Caïn, c’est qu’elle était de mauvaise qualité, ou parce qu’elle était trop chiche ! C’est donc bien ici qu’il faut utiliser la brosse dure pour aller plus loin.

Un rite très ancien consistait à offrir quotidiennement un peu du fruit de la terre pour en assurer la fertilité. Rien à voir ici avec le sacrifice avec autel et liturgie que l’on voit dans les peintures. Comme tous les agriculteurs, Caïn est soumis aux aléas de la météo. Quelle peut être la réaction de Caïn lorsqu’après avoir fidèlement accompli son offrande, il est victime de plusieurs mauvaises récoltes ?

Vous avez le droit de penser que je n’ai pas vraiment répondu à la question « Pourquoi Dieu refuse t’il l’offrande de Caïn ? ». Je relis donc le verset 5 « Le Seigneur porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni son offrande ». Personnellement, je préfère comprendre que Dieu n’a pas su faire pleuvoir quand il faisait sec plutôt qu’un Dieu qui choisit délibérément de priver Caïn de sa faveur. On touche ici la notion d’un Dieu qui ne peut pas tout, idée qui s’est répandue après la Shoah. C’est une idée qui nous déconcerte et qui mériterait d’être plus longuement développée. Je laisse chacun à sa réflexion personnelle…

Dans le même temps son frère Abel voit son troupeau prospérer. Une sourde rancœur anime donc Caïn. Caïn est confronté à l’injustice fondamentale rencontrée par tous les agriculteurs du monde : celle de l’impossibilité pour l’homme de maîtriser la fertilité de la terre. Caïn réagit alors comme nous tous lorsque nous sommes confrontés à une injustice contre laquelle on ne peut rien. On se met en colère et on en veut à la terre entière. Lorsque Dieu voit la colère de Caïn, il tente d’user de pédagogie. Caïn, tu n’es pas victime d’une injustice, plutôt d’une inégalité. Comme la majorité d’entre nous, Caïn refuse l’inégalité. Il cherche un coupable. Ce frère avec qui il ne parle pas est le coupable idéal. Une première leçon de ce texte est donc de nous interroger sur notre réaction face à l’inégalité. Dans les Joyeuses commères de Windsor, Shakespeare fait dire à l’un des personnages « Ce que je ne peux éviter, je l’embrasse » (1). Personnellement, je ne crois pas que nous soyons condamnés à choisir entre la colère et la résignation. Dieu dit à Caïn « Si tu réagis comme il faut, alors tu reprendras le dessus ». Demandons à Dieu de nous donner la force de réagir comme il faut, alors nous serons capables nous aussi d’en sortir par le haut.

Venons–en maintenant au cœur du récit, lorsque Caïn tue son frère Abel.

Pour bien appréhender les circonstances du drame, arrêtons-nous sur le texte original du verset 8. Sa traduction littérale serait « Caïn dit à son frère Abel ; mais il advint, comme ils étaient aux champs, que Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua » Ecoutez bien, derrière Abel, il n’y a rien ! Juste une absence de parole et c’est le champ du meurtre. Et ce qui est le plus étonnant, c’est que toutes les traductions françaises de la Bible ont cherché à combler ce silence. Ces ajouts se partagent en gros en deux familles. D’un côté la Bible de Jérusalem, la Bible en français courant, la bible en français fondamental font dire à Caïn « Sortons, allons dehors ! Allons aux champs » D’une autre façon, la TOB, la NBS, Darby ont préféré plus sobrement remplacer « Caïn dit » par « Caïn parla », ce qui laisse entendre qu’il a dit quelque chose. Ces ajouts ne sont pas récents. Certains targums, version araméenne de la Bible hébraïque, ajoutent carrément un long échange entre les deux frères au sujet de la juste rétribution (et même à propos d’une querelle au sujet de la possession d’une terre, jalousie à propos d’une sœur jumelle).

Face à toutes ces tentatives de vouloir absolument combler ce silence insupportable, il nous faut bien reconnaitre une absence intentionnelle de discours. Et si le rédacteur du texte d’origine a choisi de ne pas faire parler Caïn, c’est qu’il y a là un grand enseignement quant aux mécanismes qui conduisent les hommes à s’affronter, au besoin par la violence. C’est une carence de parole qui a conduit au meurtre. Le trou dans le texte ne doit pas être comblé. Il signifie au contraire que Caïn n’a pas su parler à Abel, et que la violence s’est substituée à la parole.
Si l’on se réfère au cours de gestion des conflits qui a été organisé par notre Eglise en mars 2012, nous pouvons décrire l’enchaînement suivant : D’abord un conflit d’objet, l’accueil différent des deux offrandes par Dieu. Dans l’étape suivante, on passe à un conflit de personnes quand Caïn transfert sa colère sur son frère. Brutalement, le conflit bascule dans la violence absolue avec le meurtre d’Abel.

La leçon que nous pouvons dégager, en quelque sorte en creux de ce texte, est que la parole possède une vertu essentielle dans le déroulement d’un conflit. L’actualité nous met en face d’exemples éclairants sur la force la parole. Dans les prises d’otages, l’urgence consiste à commencer par établir un dialogue avec les preneurs d’otages. Quand la parole est rétablie, elle a la capacité d’être un puissant garde-fou contre la violence. Engager la conversation avec un agresseur, c’est lui offrir la reconnaissance dont il manque sans doute, car la violence exprime souvent un déficit d’estime de soi.

Nous pouvons retenir ici le second enseignement de ce texte : La parole permet d’apaiser les tensions et de maintenir le conflit en deçà du seuil critique.
Dans la troisième séquence de l’histoire, on assiste à un échange musclé entre Dieu et Caïn. Le dialogue qu’il n’a pas pu avoir avec son frère Abel, c’est avec Dieu qu’il va l’avoir. Quand Dieu lui demande « Où est ton frère ? », Caïn commence par afficher une totale indifférence à son frère Abel. Dieu précise alors sa question « Qu’as-tu fait de ton frère ? » La préoccupation du Seigneur pour le faible, l’opprimé, le silencieux est manifesté ici par son intérêt pour Abel. Le jugement est immédiat, la sentence tombe : « Tu es maintenant maudit du sol… Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force » C’est à une double peine que Caïn se trouve ainsi condamné: Il doit errer, sans pouvoir se fixer pour cultiver la terre. Il sera traqué pour être puni du crime qu’il a commis, selon la loi du Talion.

Et Caïn fait appel. Il plaide « Ma faute est trop lourde à porter » phrase ambiguë, à double sens comme dans beaucoup de textes bibliques. Le mot aoni peut se traduire par faute ou punition. On pourrait faire une périphrase qui dirait « je ne supporte pas d’avoir tué mon frère, et je ne supporte pas d’être séparé de mon Dieu » En réponse à l’appel implicite de Caïn, Dieu transforme le châtiment de l’époque qui aurait voulu qu’il soit tué lui aussi. Dieu met un signe sur Caïn. Il n’est pas pardonné, mais le dialogue avec Dieu n’est pas rompu. Cette réaction de Dieu entre en écho avec notre propre situation. Elle nous rappelle qu’au plus profond de notre détresse d’avoir agi contre Dieu, il reste toujours possible de s’adresser à lui.

Cette troisième partie du récit de Caïn et Abel nous permet d’esquisser ce que l’on pourrait appeler une relation adulte avec Dieu. Cette relation adulte avec Dieu nous permet de nous accepter tel que nous sommes, avec notre péché, sans chercher à plaire à Dieu. A l’image de Caïn nous commençons souvent par nous dérober, avant d’accepter notre responsabilité. Et lorsque que nous acceptons de reconnaitre notre péché, Dieu nous délivre de notre culpabilité et il nous dit « je suis avec toi »

Oui mon frère, oui ma sœur, ce récit est bien un récit fondateur de notre identité. De la même façon que l’absence de parole entre les deux frères a conduit au meurtre, c’est bien l’absence de parole qui conduit aujourd’hui à la violence. Mais cette issue tragique n’est pas inéluctable. Nous pouvons changer le cours des choses en provocant le dialogue qui fabrique le frère. Et quand bien même cela ne marcherait pas à tous les coups, Dieu est là pour nous dire de continuer. Accepte-toi comme tu es, ne cherche pas à être parfait, arrête de te juger sans cesse.

« Va, avance sans avoir peur, je suis avec toi ».
AMEN
Dancourt, le 23 janvier 2015
(1) « What cannot be eschew’d must be embrac’d (The merry wives of Windsor – W. Shakespeare) « Ce que je ne peux éviter, je l’embrasse »

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