Elles ne dirent rien à personne

Avec le texte de ce jour, nous avons les derniers mots de l’Evangile selon Marc. En effet, la suite du chapitre 16 a été ajoutée plus tard, au IIe siècle, dans le souci d’harmoniser la finale de cet Evangile avec celle des trois autres en relatant les apparitions de Jésus et son ascension. Sauf à penser qu’une partie de cet Evangile ait été perdue, le texte dont nous disposons se termine de manière abrupte, par un mot que l’on n’attend pas dans le contexte de Pâques : la peur. Oui, ces trois femmes venues au tombeau pour embaumer le corps de Jésus ne dirent rien à personne, parce qu’elles avaient peur.

Comment ce qui est devenu pour les chrétiens l’annonce pascale, l’annonce de la résurrection du Christ, comment cette bonne nouvelle peut-elle provoquer de la peur chez ces trois femmes ? Est-ce la vision de ce jeune homme habillé de blanc qui les a terrifiées ? ou bien une confrontation à ce qu’elles n’attendaient pas ? ou bien encore la menace toujours présente des autorités qui ont condamné Jésus ?

Cette peur, on pourrait la comprendre si ces femmes avaient été confrontées à la mort. Mais elles ne sont pas confrontées à la mort : elles sont confrontées au vide. Le vide serait-il plus effrayant que la mort elle-même ? Le vide serait-il pire que la mort ?

Ce n’est pas la première fois que l’Evangile de Marc mentionne la peur : il en a été question quand les disciples avaient essuyé une tempête sur le lac de Galilée et avaient été rejoints par Jésus. Là aussi, les disciples avaient été confrontés à l’inattendu, à l’action surnaturelle de Dieu : par une simple parole, Jésus avait stoppé net la fureur du vent et des vagues.

Dans notre texte, nous voyons que ces trois femmes sont surprises par ce qu’elles voient, et la première cause de leur surprise, c’est la vision de ce jeune homme habillé de blanc. Notre Evangéliste ne parle pas d’un ange, parce qu’il choisit la sobriété, mais ce jeune homme a toutes les caractéristiques d’un ange : il est vêtu de blanc et on ne sait pas comment il est arrivé là.

Les Ecritures mettent en scène les anges pour accentuer le caractère sacré de Dieu : c’est une façon de dire que Dieu ne s’abaisse pas à agir directement dans notre monde, de rappeler qu’il est le Tout-Autre.

De même qu’il n’était pas normal de voir Jésus stopper la tempête par une simple parole, il n’est pas normal que la pierre ait été roulée, il n’est pas normal que ce jeune homme soit à l’intérieur du tombeau, il n’est pas normal que le corps de Jésus ait disparu. Alors ces trois femmes perdent leurs repères.

Finalement, le facteur commun de toutes nos peurs, n’est-ce pas la perte de nos repères, la confrontation avec l’inconnu, avec l’inattendu, et finalement, l’impossibilité de maîtriser nos vies ?

Lorsque j’étais à la chapelle ardente de Seyne, j’ai constaté qu’en plus de la charge émotionnelle, un autre élément venait accentuer la difficulté du moment : c’était le fait que tout changeait tout le temps, de sorte qu’il était impossible de savoir de quoi serait faite la minute suivante. Il fallait constamment s’adapter aux modifications du programme.

Ce que ces femmes découvrent, c’est que Jésus n’est plus là, qu’elles ne peuvent pas embaumer son corps. Elles ne peuvent plus s’en saisir. Or, la première réaction face à ce qu’on ne maîtrise pas, c’est le malaise et la peur. Ces trois femmes ont peur parce qu’elles sont aux prises avec le caractère sacré de la Divinité, et la particularité du sacré est de provoquer l’effroi.

Oui, le caractère sacré de Dieu, du Tout-Autre, se révèle ici de la manière la plus claire qui soit : par son absence radicale face au mal et à la mort.

La peur a souvent des effets pervers, et c’est le cas ici : elle paralyse ces trois femmes et les empêche de parler : elles ne dirent rien à personne, parce qu’elles avaient peur.

Mais heureusement, l’histoire ne s’arrête pas là, elle ne nous laisse pas en proie à l’effroi. Dans la mesure où cette absence touche la mort, elle nous fait basculer de l’autre côté, du côté de la vie. Ces trois femmes le comprendront plus tard : nous en avons la preuve, puisque la bonne nouvelle de l’Evangile a fini par se propager. Si elles ne s’étaient pas mises à parler, l’Eglise ne serait pas née et nous ne serions pas là ce matin. La peur n’a pas eu le dernier mot et n’a pas empêché leur témoignage.

Mais la peur de ces trois femmes doit nous interpeller : comment vivons-nous cette fête de Pâques ? Sommes-nous accoutumés à son message au point de ne plus percevoir son caractère divin et transgressif ?

Car enfin, l’annonce de la résurrection ne va pas de soi, elle est contraire à toutes nos conceptions, elle va à l’encontre de notre logique, et c’est bien pourquoi beaucoup de gens ne croient pas à la résurrection. Et si l’on en croit certains sondages, cela concerne aussi un certain nombre de pratiquants.

Et peut-être vaut-il d’ailleurs mieux avoir des doutes que de banaliser le message de Pâques. Car le message de Pâques doit nous bouleverser en profondeur, il doit nous faire perdre nos repères.

Et si nous pouvons dire ce matin « Christ est ressuscité », c’est que nous avons vécu un bouleversement intérieur, un bouleversement de tous nos repères, une remise en question de nos assurances, et que nous avons accédé à une autre forme de connaissance, une connaissance qui ne repose pas sur nous, sur nos capacités et nos aptitudes, mais une connaissance qui repose sur un abandon.

Si Jésus est ressuscité, comme l’annonce le jeune homme dans le tombeau, c’est que la mort n’a pas le dernier mot, et si la mort n’a pas le dernier mot, la peur non plus n’a pas le dernier mot. Il n’empêche que, pour aller plus loin, il faut bien passer par la peur : elle est le signe que nous ne ramenons pas tout à notre niveau.

A Pâques, la mort est dépassée, et la peur aussi, c’est tout le sens de cette finale surprenante propre à l’Evangile de Marc.

La manifestation du sacré culmine avec cette réalité du tombeau vide. C’est seulement en reconnaissant le caractère sacré du tombeau vide qu’à cette annonce « Christ est ressuscité ! », nous pourrons répondre : « Oui, il est vraiment ressuscité ! ».

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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