Faut-il payer l’impôt à César ?

Payer des impôts, redonner une partie de l’argent qu’on a gagné, ça ne plaît pas beaucoup. L’impôt n’est jamais vraiment populaire. Du temps de Jésus, l’impôt était encore plus impopulaire, parce que c’était Rome, la puissance d’occupation, qui le percevait. Cette question des pharisiens et des hérodiens à Jésus nous le montre.

Quatre-vingts ans plus tôt, Jules César avait introduit une réforme monétaire pour assurer la stabilité de l’Empire : il avait créé une monnaie en or, avec des pièces de monnaie frappées à son effigie.

Jules César est mort. D’autres empereurs lui ont succédé. Celui qui est empereur au moment de notre récit s’appelle Tibère. Il a le pouvoir depuis vingt ans. Comme tous les empereurs qui se sont succédé, il porte le titre de César. Les pièces de monnaie ont son profil en relief.

Les juifs fidèles à leur religion – c’est le cas des pharisiens – n’apprécient pas du tout cette monnaie romaine. Pour ces juifs pieux, le seul vrai Dieu est celui qui a dit au début du Décalogue, de la Loi donnée par Moïse : C’est moi le Seigneur ton Dieu, […] tu n’auras pas d’autre Dieu […]. Ils se le répètent chaque jour. Et le passage d’Esaïe que nous avons lu ne dit pas autre chose.

Or, cette monnaie romaine porte sur elle l’image de l’Empereur, l’Empereur qui se présente comme un dieu. Pour tout juif pieux, c’est une idole insupportable, une idole qui souillerait le Temple. Elle n’y a d’ailleurs pas sa place. C’est pour cette raison qu’il y a des changeurs dans le Temple – ces changeurs que Jésus vient de chasser. Ils sont chargés d’empêcher que cette monnaie marquée par l’idolâtrie pénètre dans le Temple. Et ces juifs pieux ne se résignent pas à payer l’impôt romain. Mais quel que soit leur sentiment à l’égard du conquérant, ils n’ont pas le choix. Eh oui, devant l’impôt on n’a pas le choix. Il y a parmi nous ce matin quelqu’un de passage qui travaille pour le service des impôts et ce n’est pas lui qui va me contredire : on ne peut pas échapper à l’impôt. C’est d’ailleurs une des seules certitudes que nous avons en ces temps de crise.

Alors les pharisiens ont une idée, une idée machiavélique. Cet impôt romain qui leur empoisonne la vie pourrait servir leurs intérêts, pour une fois. Ils ont l’idée de faire intervenir dans cette affaire leurs propres adversaires, les hérodiens. Comme leur nom l’indique, les hérodiens sont partisans de la famille d’Hérode, qui gouverne la Galilée sous l’autorité romaine. Ces hérodiens sont donc favorables à l’occupation romaine : c’est d’elle que leur vient leur pouvoir, c’est elle qui les fait exister. L’idée, c’est de prendre Jésus en tenailles, en lui demandant de prendre position pour ou contre l’impôt romain. Et les hérodiens se laissent faire, ils marchent dans cette combine, parce qu’eux aussi voudraient bien se débarrasser de Jésus.

Mais Jésus n’est pas dupe : malgré leurs flatteries il reconnaît le piège qu’ils lui tendent et il les traite d’hypocrites. Car c’est bien un piège, et un piège redoutable. Jésus n’a aucune chance : s’il répond : Oui, il faut payer l’impôt, il devient un collaborateur de Rome et il est discrédité aux yeux du peuple ; s’il répond non, il ne faut pas payer l’impôt, il se déclare ennemi de Rome, et sa vie est en jeu. D’un côté il perd sa popularité, de l’autre il perd sa sécurité.

Mais les pharisiens oublient une chose : Jésus a une autre logique, une logique qui leur échappe. Les pharisiens placent la controverse, comme ils en ont l’habitude, sur le plan de ce qui est permis et de ce qui est défendu. A-t-on le droit ou n’a-t-on pas le droit ? Jésus ne se place pas à ce niveau. Il n’a aucun mal à éviter leur piège, parce qu’il n’est jamais entré dans leur façon de penser, qui est un véritable carcan. Non, Jésus ne se place pas sur le plan de ce qui est permis et de ce qui est défendu. Au lieu de répondre par oui ou par non et d’entrer dans la logique de ses adversaires, il revient aux choses concrètes : à la pièce de monnaie elle-même. Puisque c’est bien là l’origine du problème : la pièce de monnaie romaine porte l’image de celui qui passe pour un dieu.

Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? Jésus dresse un parallèle : d’un côté César et son image sur sa pièce de monnaie, de l’autre côté Dieu, mais, son image à lui, où est-elle ? Si César, qui se considère comme un dieu, fait frapper ses pièces de monnaie avec son image dessus, qu’en est-il du vrai Dieu, où met-il son image ?

C’est là que Jésus touche juste. Il sait que les pharisiens connaissent bien les Ecritures. L’image évoque quelque chose pour eux – comme elle évoque peut-être aussi quelque chose pour nous. Cette image, il en est question dans le livre de la Genèse. Dans le récit de la Création (Cela évoque certainement des souvenirs pour les personnes qui étaient à l’étude biblique de vendredi dernier). Lorsque Dieu crée l’être humain, il dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance […]. Paul dira que Dieu nous a marqué de son sceau.

Un Père de l’Eglise a commenté ce passage au tournant du IVe siècle et du Ve siècle. Il s’agit d’Augustin. Il écrit ceci : Que réclame de toi César ? Son image. Que réclame de toi le Seigneur ? Son image. Mais l’image de César est sur une pièce de monnaie, l’image de Dieu est en toi ! Le rapprochement qu’opère Augustin est intéressant. César a fait frapper des pièces de monnaie à son image, Dieu nous a créés à son image. Nous devons lui être rendus, c’est-à-dire faire notre retour, notre conversion, ce que les juifs appellent la teshouva : nous tourner vers celui qui est notre Créateur.

Si les pièces de monnaie, qui portent l’image de César, appartiennent à César, les hommes, créés à l’image de Dieu appartiennent donc à Dieu. C’est la logique de Jésus, plus élaborée et plus subtile que celle des pharisiens. L’homme vient de Dieu et retourne à Dieu. Et la question de payer ou de ne pas payer l’impôt trouve sa juste place : une place tout à fait secondaire.

L’homme vient de Dieu et retourne à Dieu, c’est vrai pour l’homme. C’est encore plus vrai pour Jésus, dont il est dit qu’il est l’homme véritable, ecce homo, selon la parole que Pilate prononcera bientôt sur Jésus, parce qu’à ce moment de l’Evangile, Jésus arrive au terme de son existence terrestre. Il va bientôt être crucifié. Il le sait. Mais il a quand même déjoué ce dernier piège parce que sa vie, il va la donner librement. Il ne donnera pas sa vie à cause d’une erreur de sa part.

Oui, l’homme vient de Dieu. Restons conscients de notre origine : elle fait notre dignité. Et l’homme retourne à Dieu. Soyons conscients de notre destinée : elle nous ramènera à l’essentiel.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

 

 

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