Genèse 22, 1-18 – La ligature d’Isaac

L’Ecriture a parfois des passages qui peuvent nous étonner. Certains peuvent même nous choquer. C’est le cas de ce texte. Cet épisode capital dans la vie d’Abraham nous laisse peu de gens indifférents.

Dans ce récit, nous voyons un Dieu qui met à l’épreuve. Et l’épreuve qu’il impose ne va pas de soi : il demande la pire chose qui puisse être, rien moins que le sacrifice d’un enfant, rien moins qu’un sacrifice humain. Aurions-nous affaire à un Dieu cruel, à un Dieu sadique, à un Dieu qui souhaiterait le malheur de l’homme ?

Mais le plus choquant, c’est peut-être encore la réponse qui lui est faite : Abraham accepte ce que Dieu lui demande, sans broncher, sans sourciller ; il n’hésite pas une seconde. En tous cas le texte passe complètement sous silence ses raisonnements intérieurs ; il se contente de nous rapporter sa réponse : Me voici. Abraham est d’accord pour faire le sacrifice de son fils, pour faire un sacrifice humain. Nous sommes dans la plus totale barbarie, et aussi dans la plus totale absurdité : comment Abraham ne voit-il pas que le sacrifice qu’il s’apprête à exécuter va anéantir la promesse de Dieu ? C’est à première vue comme s’il avait perdu toute capacité de raisonner.

Pouvons-nous comprendre un tel texte ? Peut-il inspirer notre foi, même à travers les relectures chrétiennes qui en ont été faites ? Sans aucun doute, mais pour cela je vous invite à le voir avec un regard neuf, à oublier justement tous les commentaires qu’on en a fait, à commencer par ceux du Nouveau Testament, toujours très élogieux à l’égard d’Abraham.

Aussi, je vous invite à vous replonger dans le contexte de l’époque. A l’époque où ce texte a été écrit, les sacrifices humains, y compris les sacrifices d’enfants, étaient une pratique courante, et une pratique courante non seulement chez les populations qui environnaient le peuple hébreu, mais chez le peuple hébreu lui-même. Oui, le peuple de Dieu lui-même s’est livré à ces horribles pratiques. Cela paraît à peine croyable, mais c’est ainsi. Plusieurs textes de l’Ecriture l’attestent très clairement. Le Dieu auquel les Israélites offraient leurs enfants avait même un nom : il s’appelait Molek.

Alors, il est impossible que de telles pratiques n’aient pas influencé toute personne voulant sérieusement rendre un culte à Dieu, comme c’est le cas de notre personnage. Le sacrifice d’enfants était sans conteste le sacrifice suprême. Or, dans ce contexte, si l’on place Dieu en premier et si l’on est cohérent avec soi-même, on en arrive tout naturellement à pratiquer des sacrifices d’enfants, et c’est bien ce que s’apprête à faire Abraham.

Finalement, sous le seul angle de la rationalité, contrairement à l’impression que nous pouvons avoir, le comportement d’Abraham est irréprochable. Il suit une logique implacable. C’est le raisonnement humain poussé à son paroxysme, le raisonnement humain dans toute son horreur. Vu sous cet angle, Abraham est un personnage logique et cohérent. Mais cela ne rend pas son acte plus acceptable pour autant.

Et si donc cet acte d’Abraham avait été, initialement, non pas un sacrifice digne d’éloge, mais une tentation, une tentation rendue possible par sa connaissance encore imparfaite de Dieu ?

Une des choses que ce texte fait apparaître, c’est que la vie du croyant est un itinéraire, un parcours, un apprentissage. Le croyant ne reste pas le même du début à la fin de sa vie. C’est ce qui se passe pour Abraham. Que de chemin parcouru depuis son départ d’Our. Que de chemin parcouru non seulement sur les routes, mais aussi dans sa tête. Quand il a quitté Our, puis Harân, Abraham ne savait pas où il allait. Dieu ne lui en avait rien dit. Ici non plus, Abraham ne sait pas où il va : Dieu lui indique d’aller sur la montagne qu’il lui indiquera, comme, quelques années auparavant, il lui avait dit d’aller vers le pays qu’il lui montrerait. Ici, dans ce texte, c’est pour Abraham une étape de plus. Et quelle étape ! Sans aucun doute l’étape la plus marquante de toute sa vie de foi, l’étape qui a le plus changé sa compréhension de Dieu.

Dès le début, Abraham a eu la foi. On ne pourra jamais dire le contraire. Mais sa foi n’a pas été dès le début une foi juste. On peut penser qu’Abraham s’était fait une fausse idée de Dieu. Qu’il avait mal compris ce que Dieu lui demandait, et que finalement, ce qui a failli arriver, le sacrifice de son fils, était lié à sa propre conception humaine, et n’avait rien à voir avec la volonté de Dieu lui-même. A ce propos, il est intéressant de remarquer que dans le judaïsme on ne parle pas du sacrifice d’Isaac, mais de la ligature d’Isaac. Ce titre est déjà une interprétation. Une interprétation qui va dans ce sens.

Mais l’erreur d’Abraham était tout à fait compréhensible, dans la mesure où il était un précurseur : il est allé seul à la découverte de Dieu. Il ne pouvait pas s’appuyer sur l’expérience d’autres croyants avant lui, il était le premier. Donc il pouvait tout à fait avoir l’image d’un Dieu qui attendait des sacrifices humains.

Je ne sais pas si vous avez vu le film La beauté du diable. C’est un film que René Clair a tourné en 1950, sur le mythe de Faust. La particularité de ce film, et on peut dire son trait de génie, c’est que le rôle de Faust et celui de Méphistophélès sont joués par un seul et même acteur : Michel Simon. C’est un choix qui a une grande portée philosophique. Qui nous dit quelque chose sur le mal : à savoir que le mal a d’abord son fondement en nous, dans notre propre nature humaine.

Nous voyons parfois des personnes qui s’éloignent de l’Eglise parce qu’elles ont été troublées par le comportement d’autres chrétiens. Mais ces personnes oublient que dans la mesure où l’homme est libre, il peut avoir des comportements critiquables, et que ses comportements n’engagent que lui, et non Dieu.

Abraham reçoit une nouvelle compréhension de qui est Dieu. Il s’est mis en route, et son cheminement a changé son regard sur Dieu ; il découvre que Dieu est différent de ses propres conceptions ; il découvre qu’il n’est pas un Dieu qui établirait une relation de rivalité entre lui et sa créature, qu’il n’est pas un Dieu qui chercherait à rendre l’homme malheureux, un Dieu qui voudrait à toutes forces lui prendre ce qu’il a de plus cher. A la place, Abraham découvre un Dieu qui redonne à l’homme ce que celui-ci lui offre. Il découvre un Dieu qui pourvoit. Oui, Dieu a pourvu, il a pourvu un substitut pour le fils d’Abraham, pour le fils de la promesse ; un bélier est venu prendre sa place sur l’autel du sacrifice.

Mais si Dieu a pourvu, c’est parce qu’Abraham, tout en étant sur une fausse piste, ne s’est pas entêté dans son projet ; il ne s’est pas accroché à son projet comme aurait pu le faire un fanatique. Abraham est tout le contraire d’un fanatique. Imaginons un instant qu’Abraham ait été un fanatique, imaginons qu’il se soit accroché à son projet de sacrifier son fils. Sa main n’aurait pas été arrêtée par l’ange ; il n’aurait pas vu le bélier ; Dieu n’aurait pas pourvu.

Nous le voyons, cette compréhension des choses n’est pas incompatible, dans une relecture, avec une vision d’Abraham comme père des croyants, comme modèle de foi. Dans son rôle de précurseur, Abraham avait tout à découvrir, et il l’a fait avec une honnêteté intellectuelle qui peut nous inspirer et nourrir notre foi. Le père des croyant est aussi celui qui nous montre que la foi est un itinéraire, que la foi n’est pas figée une fois pour toutes, et qu’avec Dieu nous allons de découverte en découverte.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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