Jean 1, 1-15 – La Trinité : un concept périmé ?

 

Récemment, une personne me disait sa perplexité devant la question de la Trinité. Et elle trouvait que décidément, le christianisme était une religion bien compliquée, beaucoup plus compliquée que l’islam en tous cas, qui se contente de parler d’un Dieu transcendant.

Beaucoup parmi nous seront sans doute d’accord pour dire que la question de la Trinité est un sujet obscur et difficile. Et c’est vrai, c’est une question délicate : elle peut apparaître très abstraite, elle ne s’impose pas à nous de manière évidente ;et puis, en tant que protestants, nous pouvons être tentés de la laisser de côté : on peut tout à fait se déclarer protestant sans adhérer au dogme de la Trinité. Toutes ces raisons expliquent pourquoi la question de la Trinité est rarement abordée dans la prédication.

D’autant plus que l’on peut mettre en avant de bonnes raisons : le mot Trinité n’apparaît pas tant que tel dans les textes bibliques ; le Nouveau Testament se contente de nommer les trois Personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, en particulier dans les formules liturgiques du baptême ou des bénédictions ; le terme Trinité (Trias en grec et Trinitas en latin) apparaît tardivement : vers la fin du IIe siècle avec Théophile d’Antioche en Orient et Tertullien en Occident, et il ne trouvera sa formulation définitive qu’au IVe siècle.

Mais ce matin, je voudrais faire une exception à la règle et aborder de front ce thème difficile. Les raisons que je viens d’évoquer, pour moi, ne sont pas suffisantes pour laisser cette question de côté : on n’a pas trouvé de meilleur moyen de rendre compte de l’Incarnation, du fait que Jésus est à la fois pleinement Dieu et pleinement homme, totalement présent et totalement transcendant ; et puis on trouve déjà dans les textes bibliques une véritable réflexion sur ce sujet, et c’est le cas dans ce magnifique Prologue de Jean. Alors, à partir de ce texte, et en m’arrêtant sur le tout premier verset, je voudrais donner quelques éléments pour rendre, si c’est possible, cette délicate question de la Trinité un peu plus accessible.

Dès le premier verset du Prologue, nous trouvons trois affirmations, trois affirmations qui concernent le Verbe – Le Verbe, ou la Parole, désigne bien sûr Jésus-Christ :

  • au commencement était le Verbe
  • le Verbe était tourné vers Dieu
  • le Verbe était Dieu

Dans ce premier verset, nous avons la source de ce qui deviendra plus tard la théologie trinitaire. Ce premier verset nous donne une clé. Cette clé, c’est un petit mot, une préposition : pros. En grec, pros signifie avec, auprès de, vers ; pros suggère une direction, un mouvement, une proximité dynamique. Et cela donne cette phrase : Le Verbe était tourné vers Dieu. En grec, cette phrase prend des libertés avec la grammaire, parce qu’elle emploie un verbe qui indique le repos – le verbe être – avec une préposition qui marque le mouvement ; mais c’est une faute voulue, une faute qui fait sens, une faute qui suggère un mouvement sans limite, un mouvement infini. Or, pour nous, tout mouvement qui a un but s’arrête lorsque celui-ci est atteint. Bien sûr, toutes les traductions de nos Bibles sont imparfaites pour rendre cette proximité qui n’est pas statique mais dynamique, et finalement, la TOB en rend assez bien compte en traduisant par cette tournure : Le Verbe était tourné vers Dieu.Nous voyons que dès les premières lignes, l’Evangile de Jean nous introduit, non dans le dévoilement des Personnes divines, mais dans la relation qu’elles ont entre elles. Le Verbe, c’est-à-dire Jésus-Christ, est à la fois Dieu et tourné vers Dieu. Et là nous sommes devant une difficulté de compréhension. Car si Jésus-Christ est Dieu, comment peut-il être en même temps tourné vers Dieu ? On ne peut pas se diriger éternellement vers soi-même. Or ici, Jésus-Christ est à la fois pareil que le Père et autre que le Père. Jésus-Christ n’est pas tourné vers lui-même, mais vers un autre que lui-même, et réciproquement. Ce Prologue de Jean fait tenir ensemble l’unité et la diversité.

Qu’est-ce cela signifie ? Cela signifie que Dieu est un, mais que cette unité n’est pas fermée : elle est ouverte ; elle est ouverture à l’Autre, accueil de l’Autre, accueil de l’altérité qui est présente au sein même de la divinité. Le Père n’est pas Dieu à lui tout seul, le Fils non plus, mais les deux se trouvent unis l’un à l’autre dans un esprit d’amour. L’être de Dieu est relationnel.

L’Esprit, quant à lui, paraît absent de ce passage ; en tous cas il n’est pas mentionné explicitement. Pourtant, il est bien là : il est dans cette relation d’amour qui unit le Père et le Fils. En tant que Personne, il joue un rôle capital : on sait que dans une relation il faut éviter la fusion, qui est une perversion de la relation, parce qu’elle ne permet pas la différence, parce qu’elle absorbe l’autre. Mais la fusion n’est possible que quand on est deux, pas quand on est trois. Tout risque de fusion est donc écarté.

Dans le christianisme, il n’y a pas trois Dieu, mais bien un seul Dieu. Seulement, cette unité n’est pas une pluralité : elle est une unité différentiée, une unité qui n’est pas un mélange informe. Il n’y a pas opposition, mais il y a quand même distinction.

Le Père de l’Eglise Basile de Césarée, au IVe siècle, disait que le chiffre trois suggéré par la Trinité était un nombre méta-mathématique, c’est-à-dire un nombre au-delà des mathématiques. On pourrait dire aussi que dans la Trinité on n’a pas 1 + 1 + 1 = 3, mais plutôt 1 x 1 x 1 = 1.

Prenons une autre image : l’image d’une pièce éclairée. La pièce peut être éclairée par une ou par plusieurs sources lumineuses. Mais même si la pièce est éclairée par plusieurs sources lumineuses, on ne verra qu’une seule lumière. Ce sera bien toujours la même lumière, même si elle a des sources multiples, parce que la lumière est toujours une et indivisible.

Ce qui est suggéré dans ce Prologue de Jean, c’est la coïncidence de l’unité absolue et de la diversité absolue. Bien sûr, cela va à l’encontre de notre logique humaine, parce que nous avons toujours besoin soit d’opposer, soit de confondre. Mais ici, ce n’est ni l’un ni l’autre : les Personnes divines ne doivent être ni opposées, ni confondues. Ce qui est suggéré ici, c’est un dépassement de l’opposition, un dépassement de l’opposition non par une dissolution dans l’impersonnel, mais par un accomplissement dans la plénitude de l’amour 

Bien sûr, vous allez peut-être dire : tout cela reste bien abstrait ; concrètement, le mystère de la Trinité ne change rien à ma vie chrétienne.

Eh bien si, je crois que le mystère de la Trinité peut changer des choses dans le concret de notre vie chrétienne. Le mystère de la Trinité peut changer quelque chose dans le concret de notre vie chrétienne parce que, en mettant l’accent sur l’unité dans la diversité, il nous permet de vivre autrement notre foi, il nous donne l’assurance que dans toutes nos relations, il y a la possibilité d’être pleinement soi-même et pleinement unis. Le mystère de la Trinité nous indique un chemin de liberté pour nos vies.

Alors non, le mystère de la Trinité n’est pas un vieux concept périmé : il n’a jamais été plus actuel, au contraire. Dans une société en proie aux communautarismes, il nous fait échapper à toute forme d’enfermement, parce qu’il place l’ouverture à l’autre comme un absolu, parce qu’il nous montre que nous, qui sommes à l’image de Dieu, nous ne pouvons nous accomplir que dans la relation à l’autre : dans la relation à notre semblable, quel qu’il soit, et dans la relation à Dieu, le Tout-Autre. Alors, dans toutes nos relations, nous pourrons vivre l’unité tout en restant pleinement nous-mêmes, et pour nous la différence ne sera jamais une menace, mais toujours une chance.

Amen.

Bernard Mourou

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