Jean 1, 1-18 – Au commencement était la Parole

Parmi tous les Evangiles qui ont été écrit sur Jésus, la tradition chrétienne en a gardé quatre, quatre Evangiles qui adoptent chacun un point de vue différent. Chacun aborde à sa manière la venue de Jésus. Par ces quatre Evangiles, la diversité est inscrite au cœur des Ecritures.

L’Evangile de Jean a sa façon à lui d’évoquer la venue de Jésus dans le monde. C’est le dernier Evangile qui a été écrit et il bénéficie d’un long travail de réflexion et de relecture des événements, qui lui donne toute son originalité.

Ici, il n’y a pas d’anges, pas de crèche, pas d’étoile, pas de berger ni de mages, pas de bébé emmailoté. Ici, il n’y a rien qui évoque notre fête de Noël telle que nous avons l’habitude de la célébrer, rien qui évoque la naissance d’un enfant. Ici, il n’y a rien de tangible, rien de concret, rien de pittoresque, rien qui retient l’attention. L’Evangile de Jean ne commence pas par un récit, il ne commence pas par raconter une histoire, il ne tente pas de répondre à la question : Que s’est-il passé, cette nuit-là, à Bethléem ?

Au lieu de nous raconter une histoire, l’Evangile de Jean nous propose un poème philosophique, un poème philosophique d’une grande ampleur, d’une grande profondeur, un poème philosophique qui met en jeu des notions abstraites : le Verbe, la lumière et les ténèbres, la vérité. Toutes ces notions intimidantes et pas vraiment faciles à saisir pour nous aujourd’hui. Nous sommes tellement plus à l’aise avec les images concrètes, qui nous ramènent à notre réalité. Alors c’est un Evangile qui ne se donne pas d’emblée, qui nous demande un effort.

Non, l’Evangile de Jean ne raconte pas l’histoire de Noël. Ce n’est pas cela qui l’intéresse. Les Evangiles de Marc, de Matthieu et de Luc, l’ont déjà fait avant lui. Pourquoi refaire quelque chose qui a déjà été fait ? Cet Evangile a un autre objectif, un objectif ambitieux : quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant : il ne cherche pas à raconter, mais à expliquer. Il cherche à faire entrer ses lecteurs dans la signification de cette venue, parce que la naissance de Jésus est bien plus que la naissance d’un petit enfant, parce que la naissance de Jésus est un événement qui a une portée cosmique.

Et l’Evangile de Jean va droit au but : il ne prend pas le lecteur par la main pour lui laisser deviner, progressivement, que Jésus est le Messie : il affirme d’emblée, de manière abrupte, la divinité de Jésus, en l’assimilant à un principe, à un concept philosophique, celui du logos, c’est-à-dire du Verbe, ou de la Parole, selon les traductions, ou encore de la raison, selon le sens qu’il a dans la philosophie grecque, qui a sa place dans ce prologue.

Mais qu’est-ce que cela veut dire, que Jésus est le Verbe ? Cela veut dire que Jésus est celui en qui tout est prononcé dans le temps et hors du temps. Ce n’est pas une suite de paroles, des paroles qui se succéderaient les autres aux autres dans une temporalité, mais c’est quelque chose qui est exprimé à la fois dans notre temps et hors de notre temps, quelque chose qui déborde non seulement l’espace, mais aussi le temps. Jésus est la Parole pleine et ultime de Dieu. Rien ne lui sera rajouté. Et cette parole est la parole de la grâce, qui est sur un tout autre plan que la parole de la Loi donnée par Moïse.

Ce prologue, qui est cette introduction à tout l’Evangile, ce prologue reprend les premiers mots de la Bible hébraïque, les premiers mots du Nouveau Testament. Il évoque la Création du monde telle qu’elle nous est racontée au tout début du livre de la Genèse. Déjà dans le livre de la Genèse, la Création se fait par la parole. Dans les premières lignes de la Genèse, il y a ce refrain : Dieu dit, et la chose se fait. La Parole de Dieu crée le monde. La Parole de Dieu crée toute chose. La Parole de Dieu nous crée nous aussi, avec le reste de l’univers.

C’est pourquoi l’Evangile de Jean ne commence pas par une généalogie de Jésus. Dans l’Evangile de Jean, Jésus transcende toute généalogie. Au commencement, Dieu : ces mots sont aussi le début du Premier Testament, du livre de la Genèse. Mais tandis que dans le livre de la Genèse, il est question de la Création, ici dans le prologue de l’Evangile de Jean, il s’agit de la Révélation : Dieu se révèle. Jean affirme d’emblée la divinité de Jésus, indépendamment de l’histoire humaine, tout le contraire de Luc, qui fait une œuvre d’historien.

Cette Parole, nous rappelle l’Evangile de Jean, précède toute chose, tout événement. C’est le propre de la pensée hébraïque que de tenir ensemble la parole et l’acte. N’est-ce pas rassurant pour nous ? Si tout ce qui existe n’existe que grâce à la parole, si toute parole précède l’événement, cela signifie que les événements que nous vivons, qu’ils soient joyeux ou malheureux, cela signifie que tous ces événements ont un sens.

Et si la Parole précède toute chose, c’est que nous aussi nous sommes précédés. Nous sommes précédés par cette Parole. Cela nous donne un formidable sentiment de sécurité. Par là, nous comprenons que nous ne sommes pas livrés à une volonté arbitraire, à une volonté absurde. Non, nous sommes en présence d’une volonté fondée sur le logos, c’est-à-dire d’une volonté fondée sur la parole, mais aussi sur la raison, si nous suivons le sens de ce mot dans la philosophie grecque. Nous sommes en présence d’une volonté qui a un sens. C’est cette Parole prononcée sur nous qui nous permettra de vivre.

Nous ne sommes vivants que parce qu’il y a eu une parole qui nous a précédé pour nous faire vivre. Cela nous donne une force extraordinaire. Le théologien Karl Barth disait que la Parole de Dieu est la force qui permet à toutes les créatures d’être ce qu’elles sont.

C’est tellement vrai que lorsqu’un enfant est livré à lui-même dans la nature, sans la parole humaine qui pourrait le faire grandir, cet enfant ne sera jamais vraiment humain : il restera un enfant sauvage et son comportement se rapprochera du comportement d’un animal. C’est arrivé et on a pu le constater. Parce que c’est la parole qui fait notre spécificité en tant qu’êtres humains, et c’est parce que l’homme est un être doué de la parole qu’il est placé au sommet de la Création : il est en capacité de dialoguer avec Dieu. Mais, paradoxalement, cette parole, cette faculté de parler, nous la recevons dans le commerce avec nos semblables.

Tout commencement relève de Dieu. Toute fin aussi. Dieu déborde l’espace et le temps, parce que l’espace et le temps relève de la création, et en tant que tels ils sont finis, limités, comme nous le sommes aussi, nous qui sommes à l’intérieur de l’espace et du temps. Mais Dieu, lui, n’appartient pas la Création. Il est donc hors du temps. Il n’est pas dans l’éternité, qui est un mot piégé, mais il est hors du temps.

Et dans ce commencement dont nous parle ce prologue de l’Evangile de Jean, dans ce temps avant le temps, dans ce temps qui n’est pas un temps et que nous ne pouvons pas nous représenter, le Verbe, Jésus, est tourné vers Dieu. Le texte ne nous décrit pas un état, une éternité immuable, figée et ennuyeuse, une éternité où toute chose serait arrêtée. Il nous décrit une proximité, une proximité qui se déploie dans un mouvement dynamique.

Nous le voyons, l’ambition de cet prologue est de nous parler de ce qui nous précède et de ce qui nous attend. Pour le faire, les mots sont insuffisants. Néanmoins, ce prologue nous fait saisir l’essentiel : nous sommes précédé par une parole. Ecoutons-là : elle a la capacité de donner du sens et de nous faire vivre.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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