Jean 2, 13-25 – La purification du Temple

Jésus et la colère : une question intrigante, une question qui peut nous troubler. La colère ne semble pas cadrer avec le personnage, et pourtant… Les moments où les Evangiles montrent Jésus en colère sont peu nombreux, mais ils existent bel et bien. Et sa colère dans le Temple est l’épisode qui marque le plus nos mémoires.

Il faut dire que cette histoire est haute en couleurs : Jésus se fabrique un fouet ; il chasse du Temple avec un fouet les marchands, les bœufs, les brebis et les colombes, qui fuient devant lui ; il disperse l’argent des changeurs et renverse leurs tables. C’est un coup d’éclat, et personne ne s’y oppose, du moins dans l’immédiat. Il assoit ainsi son autorité.

Cet événement est rapporté par tous les Evangiles. Mais les Evangiles synoptiques – c’est-à-dire les Evangiles de Marc, Matthieu et Luc – le placent juste avant la Passion, alors que celui de Jean le place au début, juste après le miracle à Cana de l’eau changée en vin. A cette place là, cet événement a une importance capitale : il donne la tonalité à tout cet Evangile.

Avant d’aller plus loin, il faut bien comprendre ce qui se passe, et pour cela quelques précisions sont indispensables.

Le Temple de Jérusalem comprenait une cour, le parvis des Gentils, appelé aussi parvis des Païens, et le Temple proprement dit, c’est-à-dire l’édifice du Temple, avec le lieu saint et le lieu très-saint. Dans le lieu saint, seuls les juifs pouvaient entrer. Quant au lieu très saint, personne n’y pénétrait, sauf le grand-prêtre, une fois par an. Les marchands dont il est question ici étaient installés non pas dans l’édifice du Temple, mais sur le parvis des Gentils. Ils étaient là pour assurer le commerce des animaux destinés aux sacrifices : les bœufs, les brebis et les colombes.

Comme les gens venaient souvent de loin pour les fêtes religieuses, trois fois par an, cette pratique rendait les sacrifices plus commodes. Cela facilitait la vie des pèlerins : ils pouvaient trouver sur place les animaux qu’ils devaient apporter en sacrifice. Mais cela posait un problème, parce que ces animaux, il fallait les payer. Or, la monnaie romaine qui était en circulation alors portait l’effigie de César. Et, comme on le sait, César avait le statut d’un dieu. Pour les juifs, la monnaie romaine était une monnaie idolâtre, elle ne pouvait en aucun cas pénétrer dans le Temple. C’est pourquoi avec les marchands il y avait aussi des changeurs. Ces changeurs prenaient une commission sur toutes les transactions.                          

Et tout cela se passait dans le Temple de Jérusalem. Or le Temple de Jérusalem était le lieu où se manifestait la gloire de Dieu. Le prophète Ezéchiel en parle ainsi : La gloire du Seigneur entra dans le Temple, par la porte, qui faisait face à l’Orient. Et l’Esprit m’enleva et me fit entrer dans le parvis intérieur. Et voici que la gloire du Seigneur remplissait le Temple. Et j’entendis qu’on me parlait depuis le Temple […] : La maison d’Israël ne souillera plus mon saint nom.

Le terme que l’Evangéliste met dans la bouche de Jésus est bien le terme qui désigne le sanctuaire, alors qu’au début il emploie le terme habituellement utilisé pour parler du Temple de Jérusalem. C’est la preuve que tout se joue sur la question du sacré.

Le temple ici est bien vu comme le lieu où doit se manifester la gloire de Dieu. Jésus se pose en défenseur des droits de son Père, parce que la gloire de Dieu a déserté le Temple, parce que le Temple a perdu son caractère sacré, à cause de l’infidélité des juifs, et aussi à cause des profanations qui y ont eu lieu. Le Temple avait été profané à deux reprises : d’abord en 167 par Antiochus Epiphane, et puis en 63 par Pompée en 63.

Les prophètes ont toujours dénoncé la souillure du Temple due aux infidélités successives, et ici, Jésus fait œuvre de prophète. Le prophète, dans le Premier Testament, est celui qui s’indigne devant une situation intolérable. On croirait entendre ici le prophète Jérémie, qui disait : Ce Temple sur lequel mon nom a été proclamé, le prenez-vous pour une caverne de bandits ? Ou encore le prophète Zacharie, qui proclamait : Il n’y aura plus de marchand dans le Temple du Seigneur de l’univers, en ce jour-là.

La colère de Jésus n’est donc pas une vulgaire saute d’humeur, comme il peut nous arriver d’en connaître de par nos limites humaines. Par cette action d’éclat, Jésus rétablit les choses, il se pose en défenseur de son Père, il redonne au Temple sa fonction initiale, celle qu’il n’aurait jamais dû perdre : le lieu de la gloire de Dieu. Dieu doit réintégrer les lieux, se les rapproprier. La violence de Jésus est la violence contre toute forme d’idolâtrie, cette violence qui parcourt tout le Premier Testament. Elle a pour effet de purifier le Temple de toute souillure.

Mais il y a quelque chose d’étonnant dans ce qui se passe ensuite : une fois que Jésus a débarrassé le Temple de ses marchands et de ses changeurs, une fois qu’il a purifier le Temple, il annonce sa future destruction. Et effectivement le Temple de Jérusalem sera détruit par les Romains en 70. Pourquoi purifier quelque chose qui de toutes façons sera détruit ? Quel est l’intérêt ?

Le texte de cet Evangile est volontairement ambigu : lorsqu’il fait mention de la destruction à venir, il fait allusion à la fois au Temple et au corps de Jésus. On ne peut donc y voir qu’une signification symbolique : c’est l’annonce d’une réalité nouvelle qui prendra effet après la mort et la résurrection de Jésus.

Faire entrer le commerce dans le Temple, c’était accepter que la religion relève du donnant-donnant : on donnait quelque chose à Dieu, et en retour on attendait quelque chose de sa part. Mais avec Dieu, cela ne marche pas ainsi. Parce que si la relation à Dieu reposait sur le donnant-donnant, l’homme aurait une mainmise sur Dieu, l’homme maîtriserait Dieu.

Or c’est justement cela le propre de l’idolâtrie : faire de Dieu son objet. Se servir de lui. C’est ce que dénonçait le prophète Jérémie quand il disait : Le bois coupé dans la forêt, travaillé au ciseau par l’artiste, enjolivé d’argent et d’or, avec clous et marteaux, on le fixe pour qu’il ne soit pas branlant. Mais ces idoles ne parlent pas. Celui qui fabrique cette statue met le dieu qu’elle représente à sa merci, en son pouvoir. Il n’en va pas de même du Dieu d’Israël, qui se révèle d’abord comme le Tout-Autre : personne n’a de prise sur lui.

Alors, dans ce texte, Jésus ne purifie pas le Temple pour lui-même, mais il purifie le Temple pour faire comprendre que les choses anciennes sont passées, et que bientôt une tout autre réalité va advenir. Elle est esquissée ici, dès le début de cet Evangile, et tout cet Evangile marchera vers cette révélation finale. Jésus laisse entrevoir dès maintenant que la gloire de Dieu résidera désormais non plus dans un édifice construit par la main de l’homme, mais dans son peuple, qui recevra le Saint-Esprit après la mort et la résurrection de Jésus.

C’est devenu une réalité pour nous aujourd’hui : la présence de Dieu n’est plus dans un édifice construit par des hommes, mais elle réside au milieu de la communauté des chrétiens. Désormais, elle ne peut plus être souillée : Jésus l’a lui-même purifiée.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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