Jean 2, 13-25 – Remise en ordre

Le texte d’aujourd’hui risque de nous déranger et de nous mettre mal à l’aise. Nous sommes surpris par deux choses.

Première surprise : Nous voyons Jésus se mettre en colère. Est-ce compatible avec la façon dont nous voyons Jésus ?

Bien sûr, dans certaines situations insupportables, il arrive même aux plus calmes d’entre nous de ne pas pouvoir faire autrement. Mais ne le vivons-nous pas comme un échec, même si nous avons parfois toutes les raisons de le faire ? N’est-ce pas la preuve que nous n’avons pas réussi à nous maîtriser, à contrôler nos émotions ?

Qu’il nous arrive de nous mettre en colère, ce n’est pas franchement surprenant, c’est lié à notre nature humaine. Mais nous attendons-nous à ce que Jésus se mette en colère, lui qui incarne la perfection ?

Et nous pouvons difficilement imaginer qu’il joue la comédie et cherche à impressionner les gens : ce n’est pas son style.

Nous ne pouvons pas non plus contester que cet événement a vraiment eu lieu, dans la mesure où il nous a été transmis unanimement par les quatre Evangiles.

Il faut dire aussi que c’est la seule fois où Jésus agit ainsi.

Seconde surprise, qui peut passer plus inaperçue : L’Evangile de Jean ne place pas du tout cet événement au même moment que les trois autres : il le place au début, alors que les Evangiles synoptiques – Matthieu, Marc et Luc – le mettent à la fin, juste avant la Passion, faisant de cet épisode un événement, parmi d’autres, qui auront contribué à sa crucifixion. Pour la chronologie, c’est eux qu’il faut suivre.

Si notre Evangéliste ne suit pas la chronologie et sort cet événement de son contexte temporel en le plaçant au début de son Evangile, c’est que manifestement il a une intention théologique et veut nous faire comprendre quelque chose. En fait, il veut nous montrer qu’il n’est pas un événement parmi d’autres ayant contribué à la crucifixion de Jésus, mais un événement fondateur dont la signification est capitale.

D’ailleurs, par rapport aux Evangiles synoptiques, le récit johannique donne à cet événement un tour encore plus dramatique en s’attardant sur la fabrication du fouet et sur les brebis, les bœufs et les colombes.

Nous avons donc moins une expression de la colère qu’une volonté irrépressible de nettoyer le Temple. Par ce geste, Jésus ne perd pas le contrôle de ses émotions, mais il affirme avec autorité ses droits sur le Temple, il en prend possession en quelque sorte, au point de revendiquer la légitimité d’en faire ce qu’il veut, y compris de le détruire.

A l’époque, les pèlerins venaient à Jérusalem non seulement de tous les coins d’Israël, mais aussi de tous les lieux où la diaspora juive s’était établie, c’est-à-dire d’un peu partout dans l’empire romain.

Pour des raisons pratiques, on comprend qu’il leur était difficile d’emmener avec eux les animaux à sacrifier, que ce soit des bœufs, des brebis ou des colombes. Ils étaient donc contraints de les acheter que sur place, et cela se faisait au Temple.

Les pèlerins ne pouvaient pas payer en monnaie romaine, car elle portait l’effigie d’un empereur qui était mis sur le même plan qu’un dieu, ce qui en faisait pour les juifs une monnaie idolâtre et n’avait pas sa place dans le Temple.

Mais il ne faut pas imaginer que les transactions se passaient dans le lieu saint lui-même : c’était seulement sur le parvis du Temple que les vendeurs et les changeurs opéraient. Or, le parvis du Temple était le seul endroit où les païens avaient le droit de pénétrer. On peut donc concevoir sans difficulté que la présence des animaux faisait du tort avant tout à l’image que le judaïsme donnait alors à ces gens qui faisaient souvent preuve d’une sincère recherche spirituelle.

Les pèlerins qui avaient fait une longue route profitaient en général de leur présence dans la capitale pour payer aussi l’impôt annuel, qui se montait à un demi-sicle, c’est-à-dire à une somme relativement modeste puisqu’elle correspondait à deux jours de salaire d’un ouvrier agricole. Elle était destinée à l’entretien et au service du Temple. Sur cette somme, les changeurs prenaient une commission de 12, 5 %.

Les vendeurs et les changeurs avaient donc leur utilité. Ce que Jésus leur reproche, ce n’est pas de faire des bénéfices, mais d’accréditer l’idée que la religion consisterait en un donnant-donnant entre l’être humain et Dieu : Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce !

Car il ne peut y avoir entre l’être humain et Dieu un rapport qui reposerait sur un donnant-donnant, parce que dans ce cas l’être humain maîtriserait sa relation à Dieu et prendrait sa place de Dieu. L’Evangile, ce n’est pas cela. L’Evangile, c’est la grâce et la gratuité. L’Evangile, c’est Dieu seul qui donne.

Voilà pourquoi notre Evangéliste a placé cet épisode à cet endroit-là : il veut montrer que Jésus a redonné au Temple sa fonction originelle pour en faire de nouveau le lieu de la gratuité. On ne doit rien y vendre.

Et il en va de même dans l’Eglise : on n’y fait que donner. Vous me direz peut-être qu’il nous arrive d’organiser des marchés de Noël ou d’autres ventes paroissiales. C’est vrai, mais dans ces ventes, la dimension du don est toujours présente, et les rend légitimes. L’Eglise reste le lieu de gratuité par excellence.

En jouant avec la chronologie, notre Evangéliste nous montre que désormais, le Temple n’est plus le lieu de la présence de Dieu, mais un simple édifice de pierre qui sera détruit. La présence divine ne réside plus là où on avait toujours cru qu’elle était.

Alors, finalement, ce récit rappelle une vérité fondamentale : il rétablit l’idée que tout vient de Dieu. Notre Evangéliste a présenté cet événement de cette manière pour contester une fausse conception de la religion et pour affirmer haut et fort que tout vient de Dieu.

Amen.

Bernard Mourou

Contact