Jean 3, 14-21 – Les serpents brulants

Le serpent n’a pas le beau rôle dans la Bible. Dès le début, dans le livre de la Genèse, le serpent personnifie le tentateur. Et puis ici, le serpent est l’instrument du fléau qui attaque et décime les Israélites dans le désert. Ces serpents brûlants du désert qui font mourir les Israélites sont redoutables. Leur morsure est mortelle. Aujourd’hui pour nous, le serpent a gardé ce caractère menaçant : attaché à la poussière, traître dans ses attaques, souvent mortel.

Lorsque l’on se trouve en présence d’un serpent, la première réaction, me semble-t-il, est de reculer, de fuir, pour éviter une morsure souvent mortelle. Mais la fuite, ce n’est pas ce que Moïse suggère aux Israélites. Il a une idée plus curieuse, plus surprenante : il fait une représentation, une figuration, en bronze d’un de ces serpents brûlants, il fait une figuration de ce qui terrifie les Israélites, il fait une figuration de ce qui leur apporte la mort. Et par là, il fait une figuration non pas du bien, mais du mal lui-même. On se serait plutôt attendu à ce qu’il leur mette devant les yeux une image positive, une image digne d’être vénérée, une image qui élève l’homme, ce que l’on trouve dans la plupart des religions, eh bien non.

Et cette figuration du mal, cette figuration de ces serpents brûlants, Moïse la place au bout d’une perche, au bout d’un long bâton, afin qu’elle soit bien vue de tous. Pour éviter que les Israélites meurent, Moïse ne les invite non pas à fuir, il ne les invite pas non plus à combattre, il les invite à regarder la figuration qu’il a faite de ces serpents brûlants en face.

Mais si l’on y réfléchit un peu, cette idée n’est pas si absurde : un serpent au sommet d’une long bâton est rendu totalement inoffensif ; il est tenu à distance ; il ne peut plus mordre personne ; et non seulement il ne peut plus mordre personne, mais on nous dit que cette figuration rend la vie à tous ceux qui ont été mordus.

Cet objet n’est pas magique ; ce n’est pas l’objet lui-même qui guérit les Israélites. D’ailleurs, lorsque plus tard cet objet deviendra source de superstition pour le peuple, Ezéchias le détruira[1]. Non, ce n’est pas l’objet en lui-même qui rend la vie à ceux qui ont été mordus : ce qui leur rend la vie, c’est ce qui se passe en eux à la vue de cet objet. Alors, justement, que se passe-t-il  dans le simple fait de regarder ce serpent brûlant au bout de cette perche ?

Les Evangiles sont enracinés dans les textes du Premier Testament. L’Evangile de Jean s’appuie sur ce texte du Pentateuque pour parler du rôle de Christ pour les croyants. Il utilise cette image du serpent de bronze qui rend la vie aux Israélites une fois qu’ils ont été mordus.

Il dresse un parallèle entre le serpent de bronze et Jésus. Il y a un principe de similitude. Le serpent de bronze ressemble à n’importe quel autre serpent, et il représente tous les autres serpents, mais au lieu d’être mortel, il est inoffensif. De même Jésus, le nouvel Adam, ressemblait à n’importe quel homme dans sa chair, et il nous a tous représentés, mais au lieu d’être sujet au péché, il était exempt de péché. Il l’a représentée non en tant que vrai pécheur – s’il avait été un vrai pécheur, sa condamnation aurait été normale –, mais il l’a représentée en tant que seul juste. Il est donc capable de prononcer la condamnation et la défaite du péché.

Ensuite, il y a un parallèle entre l’élévation du serpent et l’élévation de Jésus. Lorsque Moïse a dressé la perche, le serpent de bronze s’est trouvé élevé. Le mal personnifié par le serpent était exposé publiquement comme preuve de sa défaite et de son impuissance. Ce serpent de bronze annonce lui-même sa propre défaite. De même, lorsque la croix a été dressée, Jésus s’est trouvé élevé. Il s’est trouvé élevé au propre et au figuré.

Cette image du serpent de bronze est d’une grande efficacité pour parler de la grâce. Comment pourrait-on montrer plus clairement que le salut s’obtient non pas en faisant quelque chose pour se racheter, en faisant une œuvre rédemptrice en quelque sorte, mais simplement en regardant ? C’est une magnifique image pour parler de la grâce, qui est effective par le simple regard de la foi. Pour nous, la pénitence est moins une condition de la foi qu’un fruit de la foi.

Ce regard de la foi n’est pas un regard tourné vers soi-même. Ce n’est pas en regardant à eux-mêmes ou à leurs morsures que les Israélites ont pu rester en vie : c’est en portant leurs regards sur quelque chose qui était extérieur à eux-mêmes, sur ce serpent de bronze au sommet de cette perche. De même, ce n’est pas en étant tournés vers nous-mêmes et vers nos manquements que nous aurons la vie, mais en nous tournant vers notre Sauveur. Le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer disait : Croire veut dire fonder sa vie sur une base en dehors de soi-même[2].

Ce regard de la foi, c’est simplement une honnêteté envers soi-même. Cette honnêteté envers soi-même était déjà celle de Nathanaël, à qui Jésus avait dit : Voici un véritable Israélite en qui il n’y a point de fraude[3]. Cette honnêteté avec soi-même était aussi chez les autres disciples qui, lorsque Jésus leur a annoncé que l’un d’eux le trahirait, ont tous demandé : Est-ce moi, Seigneur ? Tous, à l’exception de celui qui projetait de le trahir : Judas. Cette honnêteté avec soi-même était déjà celle du psalmiste qui déclarait : Heureux celui à qui le Seigneur ne compte pas la faute et dont l’esprit ne triche pas[4]. C’est ce regard franc, ce regard honnête, ce regard sans fraude, qui est le regard de la foi.

Moïse n’a pas supprimé le fléau des serpents brûlants. Les serpents brûlants ont continué à mordre les Israélites, mais il a suffi d’un serpent brûlant exposé au sommet d’une perche pour que la morsure ne soit plus mortelle. Les serpents brûlants ont juste été mis à distance. C’est à partir du moment où le serpent brûlant a pu être vu par un regard extérieur, par un regard objectif, qu’il a été rendu inoffensif. Il a permis aux Israélites de reconnaître le mal, et par là de le mettre à distance.

Le mal n’est pas éradiqué, mais cela suffit pourtant : à partir du moment où le mal est mis à distance, il peut être vu pour ce qu’il est vraiment. Dès lors, il est rendu sans force pour quiconque le reconnaît en tant que mal, parce que voir le mal avec un regard extérieur, détaché, objectif, c’est le circonscrire. C’est s’en défaire.

C’est en regardant le mal en face que l’on obtient le salut, ce n’est pas en fuyant une réalité qui nous dérange, ni en la combattant avec toutes nos forces humaines. Pour rester en vie, les Israélites étaient invités, non pas à fuir les serpents brûlants qui pouvaient les faire mourir, non pas à les combattre, mais juste à les regarder en face. Quoi de plus simple ? C’est à la portée de chacun d’entre nous.

De même, nous aussi, pour rester vivants nous sommes invités, comme le dit l’apôtre Paul dans le passage de la seconde épître aux Corinthiens que nous avons lue tout à l’heure, à regarder Jésus, celui qui n’avait pas connu le péché mais qui pour nous a été identifié au péché, afin que, par lui, nous devenions justice de Dieu. C’est ce regard de la foi, ce regard sans fraude, ce regard honnête, sans hypocrisie, qui nous délivrera des morsures brûlantes du péché et nous maintiendra en vie.

Amen.

Bernard Mourou

 

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