Luc 10, 38-42 – Marthe et Marie

Certains parmi vous ont assisté au partage biblique œcuménique il y a trois semaines. Vous vous souvenez que nous avions déjà parlé de ce récit qui met en scène Marthe et Marie. J’avais abordé ce texte sous l’angle des liens familiaux. Pour cette prédication, en cette période de vacances, j’ai eu envie de reprendre ce texte, mais en l’abordant d’un autre angle.

Dans la réception de ce texte au cours de l’histoire, on a souvent vu en Marthe l’archétype de toutes les personnes qui s’engagent dans le service, et dans Marie l’archétype de toutes les personnes qui consacrent leur vie à la contemplation, en particuliers dans les ordres religieux.

Mais cela voudrait dire que Jésus prend parti pour les contemplatifs contre ceux qui servent. Alors regardons le texte de plus près et voyons ce que Jésus dit à Marthe : il lui adresse ce reproche : «  Tu t’inquiètes et t’agites ».

On peut très bien servir sans s’inquiéter ni s’agiter. Ce n’est donc pas le service en lui-même que Jésus remet en question, mais une certaine manière de servir. Alors quelle est cette manière de servir que dénonce Jésus, et que propose-t-il  à la place ?

Voyons ce que nous dit Luc sur Marthe. Il nous dit qu’elle s’affairait à un service compliqué. Elle avait donc devant elle une multiplicité de tâches, une multiplicité de tâches qui l’absorbait totalement.

Peut-être Marthe, à la différence de nombreuses femmes, ne savait faire qu’une chose à la fois. On considère que c’est une spécificité féminine de pouvoir faire plusieurs choses en même temps, alors que l’homme, en général, n’y arrive pas, même s’il y a bien sûr des exceptions.

L’attention de Marthe est donc toute concentrée sur ce qu’il y a à faire. Et n’est-ce pas souvent comme cela que nous voyons les choses, d’abord par le manque, d’abord par ce qui n’est pas encore réalisé ? Il n’y a pas assez de bonnes volontés, il n’y a pas assez de contributions, etc, et nous ne remarquons pas ce qui l’est déjà. Marthe voit les besoins et elle ne voit que cela. Les tâches à faire l’empêchent de prendre le recul nécessaire.

Mais quand on n’arrive plus à prendre du recul, on ne sait plus pourquoi on fait les choses. Et quand on ne sait plus pourquoi on fait les choses, on perd la joie, cette joie que devrait procurer toute activité. Quand on ne sait plus pourquoi on fait les choses, on s’épuise, on devient amer.

C’est exactement ce qui se passe pour Marthe : dans son épuisement, elle s’en prend à Jésus et à sa sœur. Pourtant, il ne fait aucun doute qu’elle aime Jésus et qu’elle aime aussi sa sœur. Mais elle n’en peut plus, elle est allée au-delà de ses forces, au-delà de ce qu’elle peut supporter.

A ce moment précis, Marthe se trouve dans la situation décrite par l’apôtre Paul dans la première épître aux Corinthiens, quand il dit : S’il me manque l’amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante.

Oui, quand on n’a plus de recul, on ne comprend plus ce qu’on fait. C’est ce qui se passe souvent aujourd’hui dans le monde du travail. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il y a un malaise au travail. Ce manque de recul, cet absence de sens contribue certainement beaucoup à ce malaise. Tout récemment, le journal Réforme a consacré un numéro à cette question, avec ce titre : Souffrir au boulot. Dans cet article, le travail était assimilé à une épreuve. Si l’on voit le travail comme une épreuve, on passe complètement à côté du travail tel que les Ecritures le conçoivent. Pour faire bien son travail, il faut savoir pourquoi on le fait. Le salaire ne peut pas être la seule motivation.

Marthe est submergée parce qu’elle voit tout ce qu’il y a à faire, et elle ne voit que cela. Elle ne sait plus pourquoi elle s’active, alors qu’elle le savait certainement avant de commencer : il est évident qu’elle a voulu faire plaisir à Jésus en le recevant dignement, il est évident qu’elle a commencé son service par amour pour lui. Mais les multiples tâches ont fait naître chez elle des soucis, et ces soucis lui ont fait oublier sa motivation initiale.

Mais Jésus lui rappelle qu’une seule chose est nécessaire, et il lui donne sa sœur en exemple. C’est une manière de lui rappeler qu’elle, elle ne risque pas de passer à côté du sens de ce qu’elle fait, puisqu’elle donne la priorité à ce qui devrait être l’unique motivation de toute action, la seule chose nécessaire : la contemplation et l’écoute. C’est la meilleure part, et elle doit venir en premier, parce que notre relation à Dieu est fondatrice.

Il ne s’agit donc pas de devenir un pur contemplatif. D’ailleurs, même dans les communautés monastiques, il n’est jamais question de contempler sans travailler. Saint Benoît avait donné pour devise à l’ordre des bénédictins : Ora et labora, Prie et travaille. Ce serait donc faire un contresens de penser que Jésus méprise le service, parce que c’est par le service aux autres que se matérialise l’amour du prochain.

Faut-il dissocier service et contemplation ? Dans la mesure où elle se construit dans la régularité, la contemplation ne rejoint-elle pas le service ? On parle parfois du service divin. Quant au service, comment le concevoir autrement que dans la présence de Dieu ? Nous le voyons, la contemplation ne va pas sans le service, ni le service sans la contemplation. Vous connaissez peut-être sœur Myriam, qui était une diaconesse de Reuilly et qui a laissé des textes liturgiques. Elle disait : Le contraire de la contemplation, ce n’est pas l’action, mais le souci.

Il y a donc un principe de complémentarité entre la contemplation et le service. Ce principe, nous pouvons l’appliquer partout : dans la vie professionnelle quand c’est possible, dans la famille, et aussi dans l’Eglise. Ainsi, nous éviterons que les uns s’épuisent et que les autres soient de simples consommateurs.

Et je terminerai avec une prière qui met en évidence ce que peut être le service dans la présence de Dieu. Cette prière, que nous pouvons faire nôtre. C’est la prière des copistes et des enlumineurs du haut Moyen Age :

Apprends-moi, Seigneur, à bien user du temps que tu me donnes pour travailler, à bien l’employer sans rien en perdre ;

Apprends-moi à tirer profit des erreurs passées sans tomber dans le scrupule qui ronge ;

Apprends-moi à prévoir le plan sans me tourmenter, à imaginer l’œuvre sans me désoler si elle jaillit autrement ;

Apprends-moi à unir la hâte et la lenteur, la sérénité et la ferveur, le zèle et la paix ;

Aide-moi au départ de l’ouvrage, là où je suis le plus faible ;

Aide-moi au cœur du labeur à tenir serré le fil de l’attention ;

Et surtout comble toi-même les vides de mon œuvre, Seigneur !

Amen.

Bernard Mourou

 

 

Contact