Luc 16, 1-13 – Un gérant indélicat

Parmi toutes les paraboles des Evangiles, celle du gérant habile est certainement l’une des plus curieuses, l’une des plus difficiles à comprendre.

Voilà un gérant qui ne fait pas correctement son travail ; il se passe alors ce que l’on peut logiquement attendre : son patron va se séparer de lui ; et puis il vient à ce gérant une idée qui va encore aggraver son cas : trafiquer le montant des dettes pour que ceux qui doivent de l’argent à son patron aient moins d’argent à rembourser ; et c’est là que nous ne comprenons plus : lorsque son patron apprend son stratagème, au lieu d’être furieux contre lui, il lui fait des éloges.

Bien sûr, nous ne sommes pas dans la vie réelle, mais dans une parabole, et dans une parabole il y a toujours un élément provocateur pour susciter une interrogation, une réflexion. Ce qui nous paraît invraisemblable dans cette parabole, ce qui nous interpelle, ce qui en fait la pointe, ce sont ces éloges soudains. Son patron a-t-il perdu la tête ? Pourquoi lui fait-il ces éloges ? Qu’a donc pu bien faire ce gérant pour mériter tout à coup ces éloges ?

Alors regardons l’autre élément bizarre de cette parabole : il apparaît dans ce que déclare Jésus à ses disciples, et plus particulièrement son insistance sur ce couple de mots fiable / trompeur : Celui qui est fiable pour une toute petite affaire est fiable aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande. Si donc vous n’avez pas été fiables pour l’Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable ?

Dans ce texte, l’argent est qualifié de trompeur, trompeur, parce qu’on ne le mérite pas : certains en ont beaucoup, d’autres pas assez. L’argent nous est donné en fonction de capacités que nous avons reçues ; et puis l’argent est aussi entaché d’injustices. L’argent n’a cours que sur cette terre, où tout se corrompt ; l’argent n’a pas cours dans le Royaume de Dieu.

Mais justement, ce gérant indélicat, ce gérant trompeur, il se comporte avec l’argent, sur cette terre, comme s’il était déjà dans du Royaume de Dieu ; il applique les lois du Royaume et non les lois de l’économie qui ont cours sur notre terre ; il pousse à l’extrême cette idée que l’argent est un don, en le donne à des gens qui ne pourront peut-être pas rembourser leurs dettes.

Cela nous rappelle ce qui s’est passé avec les subprimes, ces subprimes qui en 2008 ont déclenché la crise économique dans laquelle nous sommes : vous vous rappelez que des banques américaines avaient prêté à des foyers qui avaient de faibles revenus, des revenus trop faibles pour pouvoir rembourser un jour. Et il s’est passé ce qui devait se passer : ces foyers n’ont pas remboursé leur dette.

Aucune économie ne peut résister à de telles pratiques. Et de fait, notre gérant indélicat aggrave encore la situation financière de son patron. Il a raison de vouloir de séparer de lui. Mais il a raison aussi de lui adresser ces éloges.

Avec cette parabole, Jésus a voulu souligner non pas la malhonnêteté de ce gérant indélicat – nous ne sommes pas dans un récit moralisateur –, mais il a voulu souligner le fait que ce gérant indélicat avait été habile.

Alors, en quoi son habileté réside-t-elle ? Eh bien, elle ne réside certainement pas dans ses qualités de gérant : en tant que gérant il est parfaitement nul, tout le monde en conviendra. Non, elle réside dans son aptitude à se servir de cet argent pour se faire des amis ; il a montré qu’il considérait l’argent comme un moyen et non comme un but.

Ce gérant n’est pas adapté à notre économie terrestre, mais il est adapté à l’économie du Royaume, qui fonctionne sur le principe de la gratuité. Voilà pourquoi il reçoit ces éloges.

Cette parabole, Jésus ne l’adresse plus aux pharisiens, comme les précédentes, mais à ses disciples. Par cette parabole, il veut inviter ses disciples à adopter vis-à-vis de l’argent, dès ici-bas, les lois du Royaume, il veut les inviter à avoir déjà sur cette terre un juste rapport à l’argent.

Avoir un juste rapport à l’argent, ce n’est certes pas facile, car on ne peut pas dire que dans notre société l’argent soit toujours bien utilisé.

Mais ce n’est pas nouveau ; notre société d’aujourd’hui ressemble fort à celle que décrit le prophète Amos dans notre première lecture. Le prophète dénonçait ceux qui disaient : Quand donc la nouvelle lune sera-t-elle finie, que nous puissions vendre du grain, et le sabbat, que nous puissions ouvrir les sacs de blé ? Et aujourd’hui, certains magasins sont ouverts le dimanche et pendant les jours de fêtes, qu’elles soient religieuses ou non. Le prophète dénonçait ceux qui achètent des indigents pour de l’argent et un pauvre pour une paire de sandales. Et aujourd’hui nous savons que beaucoup travaillent pour un salaire de misère, surtout dans les pays du Sud. Il ne fait aucun doute que la crise économique a ses causes dans la spéculation financière.

Avoir un juste rapport à l’argent, ce n’est ni le mépriser, ni en faire un absolu. Il s’agit de savoir l’utiliser, non pour le thésauriser ou pour le multiplier, mais pour réaliser des buts plus élevés. Car si on le l’utilise pas, il est perdu ; Christine de Suède a donné une bonne définition de l’avarice : elle disait que les avares rendent leur argent inutile. Et d’un autre côté, si l’on s’attache trop à lui, on en fait une idole.

Les Juifs utilisaient le terme Mammon pour personnifier l’argent. Eh bien ce mot a la même racine que le mot amen, Amen, qui veut dire sûr, digne de confiance. Jésus n’est pas contre l’argent, mais il fait ressortir qu’une mauvaise relation à l’argent est incompatible avec la vie du chrétien, qui se confie en Dieu seul.

Cette mauvaise gestion de l’argent, que nous constatons dans la société d’aujourd’hui, vient d’une confiance mal placée : au lieu de mettre sa confiance en Dieu, on met sa confiance en l’argent. Seulement voilà : Mammon est un dieu qui fait payer cher le culte qu’on lui voue ; Montesquieu a résumé cet état de fait en disant que l’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître[1].

L’Eglise vit dans ce monde et elle en subit les influences. Elle doit donc être vigilante, pour que les valeurs trompeuses qui ont cours dans notre société ne ternissent pas ses principes évangéliques. La vraie question, c’est de savoir où nous en sommes par rapport à l’argent. Alors pour cela je vous propose un test, un exercice pratique : tout à l’heure, au moment de l’offrande, au moment où nous donnerons notre offrande, posons-nous la question de savoir ce qui importe le plus pour nous : l’argent en lui-même, ou bien le but plus élevé qu’il permet de réaliser. Que l’offrande de ce dimanche soit le signe qui montre que notre communauté de Haute-Provence place sa confiance en Dieu seul.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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