Luc 23, 35-43 – Jésus roi ?

Pour nous, qui sommes aujourd’hui citoyens d’une république, la royauté ne fait pas partie de notre réalité ; il y a longtemps que le dernier roi a quitté la scène politique française, et même dans les pays qui ont conservé une famille royale, le monarque n’exerce plus un véritable pouvoir.

Pourtant, ces mots de roi et de royauté font écho chez nous, ils ont toujours un sens pour nous, iIs n’ont pas perdu leur représentation symbolique.

Ce dimanche est le dernier dimanche de notre année liturgique, et cette année liturgique se clôt par la question de la royauté de Jésus, avec un texte pour le moins ambigu.

Un texte ambigu parce que le texte retenu pour célébrer la royauté de Jésus ne nous montre pas un véritable roi qui a un pouvoir : aucune autorité de l’époque ne reconnaît son autorité. Cela nous pose un problème : un roi doit détenir un pouvoir.

Comment la tradition chrétienne peut-elle affirmer que Jésus est roi si son pouvoir n’a été reconnu par aucune autorité politique de ce monde ?

Lorsque Jésus est arrivé à Jérusalem, beaucoup pensaient que les dignitaires d’Israël le sacreraient roi, comme cela avait été le cas pour David. Mais il en a été autrement : Jésus n’a pas trouvé à ses côtés l’élite d’Israël, ni même ses disciples, mais deux criminels, deux condamnés à mort.

Ceux qui ont assisté à l’événement se sont moqués de lui, ils l’ont insulté, ils l’ont provoqué, et finalement, Jésus a été condamné à mort comme ces deux criminels.

Nous ne savons pas quels forfaits ces deux hommes avaient commis, mais ce que nous savons, c’est que le supplice de la croix était la mort la plus infamante et qu’elle était réservée aux pires criminels.

D’ailleurs, l’Eglise a mis du temps avant d’adopter la croix comme symbole. Dans les premières années du christianisme, il aurait été impensable de porter une croix en pendentif, ou de placer une croix dans un lieu de culte : ce symbole était trop infamant et il a fallu du temps aux chrétiens avant qu’ils puissent l’arborer comme un signe de fierté et de ralliement ; il a fallu le temps pour prendre la distance nécessaire, pour relire les événements, pour intérioriser ce qu’ils signifiaient en profondeur.

La Passion de Jésus est lourde de toute cette ambiguïté. Voilà pourquoi le dernier dimanche de l’année liturgique a cette dimension particulièrement tragique.

Et c’est pareil pour nos vies : elles sont parfois balayées par des événements tragiques, certaines plus, d’autres moins, mais rares sont celles qui sont complètement épargnées.

Seulement voilà, personne n’est à l’aise avec le tragique. C’est pour cela que ce dernier dimanche du temps de l’Eglise, nous avons plutôt envie d’éluder cette question et de parler d’autre chose.

Lors de sa Passion, si Jésus est roi, il n’est qu’un roi de comédie, un roi ridiculisé. Et pourtant, en ce dernier dimanche de l’année, la tradition chrétienne persiste à célébrer la fête du Christ roi de l’univers. Voilà le paradoxe.

Un paradoxe difficile à surmonter : comment cet homme ridiculisé et sans aucune puissance pourrait-il être ce roi de l’univers, donc un roi qui règnerait non seulement sur l’ensemble du monde, mais sur l’univers entier, ce qui le placerait au-dessus de tous les dirigeants de la terre, qui ne peuvent jamais régner que sur un petit bout de territoire et envoyer de temps en temps une fusée sur la lune ou sur mars ?

Il est parfois plus facile de comprendre quelque chose en reprenant les événements depuis le début, là où tout a commencé, un peu comme dans les films policiers, où la première séquence révèle le meurtre au spectateur, avant de reprendre un par un tous les événements qui l’ont rendu possible.

Pour comprendre le paradoxe du Christ roi, je vous invite donc à procéder de la même manière et à revenir au début de l’Evangile, lorsque Jésus commence son ministère et qu’il est tenté dans le désert.

Dans le désert, Jésus rencontre trois tentations, et sur ces trois tentations, il y en a une qui concerne justement le pouvoir politique : le diable lui fait voir en un instant tous les royaumes de la terre et il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c’est à moi qu’il a été remis et que je le donne à qui je veux. »

On le sait, Jésus n’est pas tombé dans le piège du tentateur, il n’est pas entré dans ce marché et par conséquent il n’a pas reçu ce pouvoir politique.

Jésus n’est donc pas un roi temporel. S’il est roi, c’est d’une autre façon.

C’est là qu’intervient dans notre passage le personnage qu’on a coutume d’appeler « le bon larron ». Ce bon larron n’est en fait pas plus recommandable que son comparse : il est lui aussi un criminel ; mais entre les deux il y a pourtant une différence : lui, il reconnaît qui est Jésus.

En fait, c’est sur lui, le bon larron, que s’exerce en premier l’autorité royale de Jésus, parce qu’il est le premier à accepter cette autorité. En ce sens, le bon larron est le premier dans le Royaume de Dieu.

Nous sommes ici dans un moment de passage : passage entre ce monde et l’autre, passage entre ce monde dans lequel Jésus renonce à l’exercice du pouvoir, et l’autre, dans lequel il a tout pouvoir. Ce pouvoir, Jésus le manifeste sans plus attendre, avec cette promesse : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. »

Aujourd’hui, parce qu’après la mort, le temps n’existe plus. Le temps comme l’espace fait partie de la création, et le bon larron, comme Jésus, est maintenant sur le point de quitter ce monde et il est sur le point d’entrer dans l’aujourd’hui de Dieu.

Oui, c’est ce moment-là, ce moment de la Passion, que Jésus choisit pour exercer son pouvoir royal. Et il l’exerce en faveur du pire pécheur qui soit : un criminel, un condamné à mort que rien ne distingue de n’importe quel condamné à mort, si ce n’est le fait qu’il pose sur Jésus et sur sa propre vie un regard de vérité : vérité de qui il est vraiment : un pécheur ; vérité de qui est Jésus : celui qui seul a le pouvoir de le sauver.

Ce qui est à la portée de ce criminel est aussi à notre portée : nous pouvons porter sur Jésus et sur notre propre vie ce regard de vérité.

Amen.

Bernard Mourou

 

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