Luc 24, 36-48 – Il leur ouvrit l’intelligence

Après les événements de la Passion, Jésus apparaît à ses disciples pour se faire reconnaître d’eux. C’est la deuxième fois. La première fois, c’était quelques heures plus tôt : il s’était fait reconnaître à deux simples disciples, deux disciples anonymes, que faute de mieux nous appelons les disciples d’Emmaüs, parce qu’ils se trouvaient sur la route d’Emmaüs à ce moment-là.  

La première chose que ces deux disciples se sont empressés de faire, c’est d’aller raconter leur expérience aux apôtres.

Ici à Jérusalem, comme pour la première apparition, tout commence après un échange de propos : sur le chemin d’Emmaüs, vous vous souvenez, Jésus était apparu aux deux disciples alors qu’ils étaient en train de parler entre eux ; maintenant, c’est après leur récit qu’il apparaît de nouveau. Le texte insiste sur ce point : Ils parlaient encore, quand Jésus lui-même se présenta au milieu d’eux. Ils parlaient encore.

Et ce n’est pas tout : au cœur même de cette apparition, Jésus lui-même se met à leur parler. Ses propos viennent préciser les choses et donnent aux apôtres une nouvelle compréhension de ce qu’ils ont vécu. Jésus leur ouvre l’intelligence, nous dit le texte. Pour lui, l’heure n’est plus à parler de sa mort comme étaient en train de le faire les deux disciples d’Emmaüs, mais l’heure est venue de parler de sa résurrection.

Nous voyons que les apparitions de Jésus sont liées à une parole. Et c’est une parole qui nous prend au dépourvu, une parole inattendue, une parole qui surprend les apôtres au point qu’ils sont saisis de terreur.

Leur terreur vient du fait qu’ils ont conscience de ne plus maîtriser la situation, parce que leur expérience ne correspond pas à leur conception de la vie et de la mort.

Ce récit d’apparition est surprenant, et le plus surprenant, c’est cette insistance sur le fait que les disciples n’ont pas affaire à un esprit ou à un fantôme, c’est-à-dire à un phénomène qui relèverait de leur imagination. Non, Jésus leur apparaît en chair et en os. Et pour que ce soit bien clair, il leur demande de le toucher et il mange devant eux.

Luc veut éviter que ses lecteurs voient la résurrection comme un fantasme, alors il met en scène un Jésus ressuscité : non pas un Jésus évanescent, mais un Jésus pleinement corporel, qui mange et que l’on peut toucher de ses mains, un Jésus qui n’est clairement ni un esprit ni un fantôme.

Jésus apparaît avec un corps matériel pour aller jusqu’au bout de la logique de l’Incarnation. En effet, si Jésus a vécu trente ans sur la terre et s’il a fait l’expérience de la mort, maintenant il faut bien qu’il fasse aussi l’expérience de la résurrection : s’il est Dieu, il ne peut pas rester mort longtemps.

Croire à l’Incarnation, c’est forcément croire à la Résurrection. La Résurrection est la suite logique de l’Incarnation : Jésus étant à la fois pleinement homme et pleinement Dieu, même s’il n’est pas seulement un corps il est aussi un corps, et il peut être mort et vivant à la fois.

Luc est l’Evangéliste qui insiste le plus sur ce côté matériel, corporel, des apparitions. Ce n’est pas étonnant, si nous nous souvenons que Luc écrit pour des lecteurs grecs. Or, la culture grecque se distinguait nettement de la culture hébraïque, en particulier sur la question du corps, sur la manière de concevoir le corps.

La philosophie grecque avait tendance à séparer l’âme et le corps, et à valoriser l’âme au détriment du corps. Pour Platon par exemple, l’âme et le corps étaient par essence deux entités étrangères l’une à l’autre, et le corps constituait une entrave dans la mesure où il était vu comme la prison de l’âme.

Mais si l’on croit vraiment à la Résurrection, il devient absurde de mépriser le corps, puisque c’est le corps qui ressuscite. Quand nous récitons le Symbole des apôtres, pendant le culte, lors de la confession de foi, nous disons que nous croyons à la résurrection de la chair.

C’est pour cela que Luc veut montrer clairement à ses lecteurs que la Résurrection ne relève pas des contes ou des récits fabuleux. Pas plus que le judaïsme dont il est issu, le christianisme ne peut séparer l’âme et le corps.

Nous voyons que ce récit d’apparition, contre toute attente, prend son fondement dans une parole. Il commence avec le témoignage que les deux disciples d’Emmaüs font de leur expérience aux onze apôtres, il se poursuit avec l’explication de Jésus pour qu’ils comprennent les événements qu’ils viennent de vivre, et il se termine avec cette annonce que le message évangélique sera proclamé à toutes les nations, en commençant par Jérusalem, et que leur mission, à eux, consiste simplement à être des témoins.

Cette parole à laquelle Jésus veut ramener les disciples, c’est celle qui est contenue dans la globalité des Ecritures, c’est-à-dire dans leurs trois composantes : le Pentateuque, les livres prophétiques et les écrits, un classement qui continue à être utilisé aujourd’hui.

Ce récit d’apparition aurait pu prendre le parti de valoriser l’image en tant que telle, mais ce n’est pas le cas. En fait, c’est le contraire qui se passe : ce n’est pas l’image qui est mise en avant, mais c’est la parole, une parole omniprésente et qui donne tout son sens au récit.

Toute apparition relève de l’image. Or aucune image ne se suffit à elle-même : elle a besoin d’être explicitée par une parole, et c’est seulement qu’elle peut alors prendre un sens. Oui, nous faisons ce constat paradoxal que ce récit, qui est le récit d’une apparition, renvoie en fait à la parole.

Cette parole, elle nous parle de l’Incarnation : Jésus-Christ est à la fois pleinement Dieu et pleinement homme, au point que son apparition n’a rien d’éthéré, mais renvoie à la matérialité du corps la plus totale, la plus radicale.

En cela, cette parole vient nous rappeler que Jésus-Christ nous accompagne dans tous les aspects de nos vies, y compris dans ceux qui peuvent nous paraître les plus prosaïques, les plus matériels. Alors, donnons-nous les moyens de relire nos existences à travers la parole des Ecritures, pour qu’elles nous ouvrent l’intelligence et nous permettent de comprendre ce que nous vivons.

Amen.

Bernard Mourou

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