Luc 3, 1-6 – Inscrits dans une histoire

Le début d’un ouvrage détermine la suite. C’est le cas aussi pour les Evangiles. Dans l’introduction qu’il rédige pour son Evangile, Luc souligne qu’il a cherché à s’informer soigneusement de tout depuis les origines pour écrire un récit ordonné. A partir du moment où les événements du passé se présentent comme ordonnés, coordonnés entre eux, reliés à ce qui les précède et à ce qui les suit, insérés dans un ensemble plus vaste, alors ils font leur entrée dans l’Histoire avec un grand H. En disant qu’il vise à écrire un récit ordonné, Luc déclare ouvertement faire œuvre d’historien.

Et c’est bien ce que nous constatons dans ce chapitre 3, alors qu’il s’apprête à mettre en scène le personnage de Jean-Baptiste : Luc situe l’action de son personnage sur le plan chronologique. Et pour cela, il utilise les méthodes propres aux historiens de son temps : il le date par rapport à l’entrée en fonction des autorités politiques : l’Empereur romain, Tibère ; et aussi les autorités politiques régionales : Ponce Pilate, Hérode le Tétrarque, Philippe et Lysanias.

Mais Luc ne fait pas seulement œuvre d’historien, il fait aussi œuvre de théologien. En effet, une fois qu’il a mentionné toutes les autorités politiques du moment, il cite les autorités religieuses : les grands-prêtres Hanne et Caïphe. Il ne fait pas de transition, il parle de ces autorités religieuses comme il a parlé des autorités politiques.

Aux yeux de n’importe quel Juifs pieux de l’époque, mettre les autorités religieuses sur le même plan que les autorités politiques, c’est exprimer sur elles un jugement, mais pas un jugement positif, pas un jugement honorifique. Mettre les autorités religieuses sur le même plan que les autorités politiques, c’est les discréditer totalement. Mettre les autorités religieuses sur le même plan que les autorités politiques, c’est souligner habilement qu’elles sont soumises au pouvoir de Rome – ce qui était effectivement le cas.

Quand on connaît comment était organisé le culte dans le Temple de Jérusalem, on peut être surpris que Luc mentionne deux grands-prêtres, alors qu’à toutes les époques il n’y a jamais eu qu’un seul grand-prêtre en fonction. En fait, une quinzaine d’années plus tôt, Hanne avait été destitué par les Romains et remplacé par son gendre Caïphe, mais le peuple continuait à le considérer comme le véritable grand prêtre. Hanne gardait l’estime populaire. Il y avait donc un grand-prêtre officiel, Caïphe, et un grand-prêtre officieux, Hanne. C’est pour cela que Luc parle de deux grands-prêtres.

Le ministère de Jean-Baptiste est daté par rapport à l’histoire humaine, il s’inscrit dans l’histoire humaine. Mais il ne s’inscrit pas seulement dans l’histoire humaine : il s’inscrit aussi dans l’histoire religieuse d’Israël, par une citation empruntée au livre d’Esaïe. C’est un passage des Ecritures qui vieux de plusieurs siècles que Luc reprend pour nous faire entrer dans la compréhension du ministère de Jean-Baptiste.

Cette inscription dans une histoire à la fois humaine et religieuse doit retenir notre attention, dans la mesure où le ministère de Jean-Baptiste est lié au ministère de Jésus : par Jean-Baptiste, Jésus s’inscrit lui aussi dans une histoire. Esaïe précède Jean-Baptiste, qui lui-même précède Jésus. Comprendre le ministère de Jean-Baptiste va aussi nous permettre de comprendre le ministère de Jésus.

Alors, ce ministère de Jean-Baptiste, en quoi consiste-t-il ? La citation d’Esaïe se termine par le salut de Dieu. L’objectif, c’est que tous voient le salut de Dieu. Jean-Baptiste est celui qui, dans le désert, va préparer et aplanir le chemin de Jésus. Oui, Jean-Baptiste est là pour faire un travail préparatoire, pour lui faciliter la tâche, pour qu’il puisse annoncer le salut par la grâce seule.

Et ce ministère de Jean-Baptiste, comment s’exerce-t-il ? Le ministère de Jean-Baptiste s’exerce par la parole : Jean-Baptiste a un message, un message simple : il annonce un baptême de conversion en vue du pardon des péchés. Jean-Baptiste est là pour rendre possible une prise de conscience, il est là pour que les gens voient la réalité en face, à savoir que le peuple a reçu la Loi de Moïse, et qu’ils ne sont pas capables de la suivre. En d’autres termes, Jean-Baptiste est là pour faire prendre conscience que tous ont besoin d’être sauvés de leur condition, que tous ont besoin de voir le salut de Dieu.

C’est le rôle de la Loi que de mettre en évidence la finitude humaine. Les Réformateurs avaient coutume d’appeler cela le deuxième usage de la Loi : faire prendre conscience à l’être humain de son identité pécheresse, les deux autres usages étant de permettre le bon fonctionnement de la société et de définir une éthique, de définir un comportement moral.

Jean-Baptiste a un message simple et percutant. Mais Jean-Baptiste est avant tout prophète, et comme tout prophète il ne se contente pas de parler : il associe la parole au geste. Pour les gens qui viennent à lui, il ne s’agit pas seulement d’acquiescer à ce qu’il dit, mais de montrer leur bonne volonté par un acte symbolique, visible par tous. Cet acte symbolique, c’est le baptême, l’immersion de toute la personne dans l’eau du Jourdain.

Lorsqu’il fait intervenir le personnage de Jean-Baptiste, Luc met donc en perspective, en bon théologien, l’histoire humaine et l’histoire religieuse, l’histoire profane et l’histoire du salut.

En cette période de l’Avent, nous attendons Noël. La venue de Dieu parmi les hommes. Noël, c’est la fête de l’Incarnation. L’Incarnation constitue la spécificité du message chrétien. Une spécificité qui le différencie de toutes les autres religions. Une spécificité qui en fait aussi la pierre d’achoppement. Luc insiste particulièrement sur l’Incarnation. Des quatre Evangélistes, c’est lui fait le plus de place au récit de la Nativité.

En faisant œuvre d’historien, Luc a bien compris qu’une dimension de l’Incarnation, c’est que l’histoire du salut s’inscrit dans l’histoire humaine. Le salut de Dieu en Jésus-Christ a mis du temps avant d’être connu dans sa plénitude ; il a fallu de nombreuses générations d’Israélites : rien à voir avec le règne de l’instantané tel que nous le connaissons dans notre société. Cela, Luc l’a bien compris, et c’est pourquoi il écrit son Evangile à la manière d’un historien. Car le salut chrétien s’inscrit dans une histoire de plusieurs siècles : il y a eu la naissance du peuple hébreu, son cheminement spirituel en tant que peuple, il y a eu le ministère de Jean-Baptiste, il y a eu le ministère de Jésus, et aujourd’hui nous sommes dans la période de l’Eglise, qui elle aussi s’inscrit dans une histoire.

Mais en écrivant son Evangile à la manière d’un historien, Luc nous montre qu’il est aussi un bon théologien, un théologien qui a compris l’importance de l’histoire pour le christianisme. Aujourd’hui, quand une Eglise renonce à s’inscrire dans une histoire, elle commet un non-sens absolu : elle montre qu’elle n’a pas compris la portée de l’Incarnation, le fondement du christianisme. Oui, l’Incarnation se révèle jusque dans la temporalité humaine, de sorte qu’avec le romancier François Mauriac, nous pouvons dire : Le christianisme n’est pas une philosophie, n’est pas un système. Il n’est rien d’autre qu’une histoire.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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