Luc 4, 1-13 – La tentation

Il y a une époque où l’on parlait beaucoup du diable. Au château de la Wartburg en Allemagne, dans l’une des pièces, sur le mur, on peut voir des traces d’encre. On raconte qu’elles seraient dues à Luther : alors qu’il était en train de travailler à sa traduction de la Bible, il aurait vu le diable et aurait lancé son encrier sur lui. C’était à la fin du Moyen Age ; aujourd’hui, cette façon de voir n’est plus vraiment dans l’air du temps : le diable n’est plus tellement l’objet de nos préoccupations.

Les Ecritures parlent du diable, même s’il faut bien reconnaître qu’elles en parlent peu. Disons qu’elles ne mettent pas l’accent dessus. Parler du diable, revient à personnifier le mal et bien sûr, dès lors qu’il s’agit d’évoquer une autre réalité, on bute sur les limites du langage humain. En tous cas, le texte d’aujourd’hui parle ouvertement du diable ; il est l’un des deux protagonistes. L’autre étant Jésus, c’est un combat, une lutte, sans merci qui s’engage.

Dans ce combat décisif, il est évident que le diable sort toute son artillerie. Il y a donc là comme une totalisation de toutes les différentes formes de tentations ; ces trois tentations sont comme trois archétypes communs à toutes les tentations ; l’ensemble des tentations se retrouve dans ces trois tentations.

La scène se passe dans le désert, où Jésus, après avoir été baptisé et avant de commencer son ministère, prend du recul et se retire pour méditer. L’influence de Jean-Baptiste est indéniable, puisque Jean-Baptiste vivait dans ce même désert, situé de l’autre côté du Jourdain. Dans ce désert, Jésus y passe quarante jours, quarante jours, comme les Israélites sont restés quarante ans dans le désert ; le parallélisme est évident.

Mais ce parallélisme fait d’autant plus ressortir les différences entre l’expérience du peuple hébreu et l’expérience de Jésus : pour les Israélites, le séjour dans le désert a tourné à l’échec : récriminations, adoration du veau d’or, leur traversée du désert est constellée de désobéissances. Il en va tout autrement pour Jésus : son obéissance est parfaite du début à la fin.

Car c’est en obéissant au Saint-Esprit que Jésus va être tenté. Drôle de récompense, pourrait-on dire. L’obéissance n’apporterait-elle que des difficultés supplémentaires ?

Mais ce n’est pas la seule surprise de ce texte. Ces trois tentations viennent du diable, et pourtant elles sont au nombre de trois, trois, le chiffre de Dieu. Le diable serait-il soumis à Dieu même lorsqu’il peut paraître le plus menaçant ?

Voyons comment se manifestent ces trois tentations :

  • première tentation : transformer les pierres en pain, pour échapper à la faim, la faim physique ; il s’agit d’une tentation qui touche le côté matériel des choses ;
  • deuxième tentation : prendre le pouvoir politique, pour que le monde aille mieux ; il s’agit ici d’une tentation d’un autre ordre ; de nombreuses prophéties parlaient d’un descendant de David qui exercerait une royauté universelle, une gouvernance universelle, en quelque sorte ; Jésus avait évidemment ces textes prophétiques à l’esprit ; 
  • troisième tentation : accomplir un acte gratuit, pour frapper les esprits et prouver la divinité de Jésus.

Par rapport à Matthieu, Luc inverse l’ordre de la deuxième et de la troisième tentations. Il fait finir ainsi la dernière tentation à Jérusalem, l’endroit où le diable tentera Jésus une nouvelle et dernière fois, lors de la Passion.

Ces trois tentations ont un point commun : elles poursuivent des buts louables en visant la plus grande efficacité. Le problème, c’est que pour y arriver, elles cherchent à se servir du Dieu d’Israël, en l’instrumentalisant. Cela revient à mettre le Dieu d’Israël au service de l’homme – même si Jésus est Dieu il est aussi homme. Cela revient à mettre le Dieu d’Israël au rang des idoles. On sait que le propre des idoles, c’est de se plier aux désirs et aux volontés des hommes. Pour les Israélites, se tourner vers les idoles, c’était abandonner Dieu.

Jésus n’agira pas ainsi. Il n’agira pas ainsi, parce que cela reviendrait à renoncer à sa condition humaine. Si tu es le Fils de Dieu, renonce à ta condition humaine, telle est finalement la tentation que lui suggère le diable. Il apparaît ici clairement que le diable est avant tout l’ennemi de la nature humaine. On se souvient que dans les Ecritures, le diable est un ange, un ange déchu, mais un ange quand même.

Cette nature angélique du diable fait que les trois tentations auxquelles il a recours ne sont pas en prise avec la réalité, qu’elles nient la réalité. Car c’est bien nier la réalité que de vouloir changer instantanément les pierres en pains, alors que Jésus est dans ce désert pour jeûner ; c’est nier la réalité que de montrer en même temps tous les royaumes de la terre et de vouloir donner instantanément le pouvoir sur tous ces royaumes ; c’est nier la réalité que de passer instantanément du désert à Jérusalem sur le faîte du Temple et de vouloir rendre possible cet acte gratuit qui consisterait à se jeter dans le vide. Tout cela relève de la pensée magique et non de la foi. La foi ne nie pas la réalité, elle en tient compte.

De chaque tentation, Jésus sort victorieux. Et comment en sort-il victorieux ? Très simplement : il se contente de citer les Ecritures, plus particulièrement le livre du Deutéronome : chaque fois, Jésus répond par des citations tirées du Deutéronome, plus précisément une courte portion du livre qui couvre les chapitres 6 à 8.

Même si c’est le diable qui est à l’initiative de cette joute, c’est Jésus qui mène le jeu : à la troisième tentation, le diable finit par imiter Jésus en citant comme lui les Ecritures, seulement, il les cite hors de leur contexte, ce qui montre bien qu’il ne suffit pas de citer les Ecritures, encore faut-il le faire avec cette instance extérieure du Saint-Esprit qui nous libère de notre subjectivité.

Ce texte est précieux parce qu’il nous montre les processus à l’œuvre dans toute tentation. Il nous montre que la tentation ne consiste pas à transgresser une règle morale, mais à utiliser la puissance divine à son propre compte, pour son propre profit. Et si ces trois tentations semblent envisager une stratégie du mal, pour le coup c’est une stratégie qui manque sérieusement de constance et de cohérence, c’est une stratégie qui change tout le temps, une stratégie qui manque d’unité. C’est là son point faible. Le diable se montre brouillon et désordonné face à un adversaire qui garde une grande cohérence. Et cette cohérence, elle lui est donnée par les Ecritures, ce sont les Ecritures qui permettent à Jésus de garder le cap.

Alors, ne nous trompons pas de combat. Le véritable combat consiste à renoncer à instrumentaliser Dieu, même si nos objectifs sont louables. Nous gagnerons ce combat en gardant le cap, en maintenant notre unité intérieure grâce à une bonne compréhension des Ecritures.

Amen.

Bernard Mourou

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