Luc 5, 1-11 – Accueillir la Parole avec révérence et humilité

Dans le chapitre précédent, Jésus a prêché dans la synagogue de Nazareth. Il a respecté l’ordre et la liturgie prévue. En faisant ainsi, il a rejoint ceux qui le connaissaient, ceux qui l’avaient vu grandir. Puis il a prêché dans une autre synagogue, la synagogue de Capharnaüm. Ensuite il a encore rejoint les gens dans leurs difficultés en opérant des guérisons.

Le texte d’aujourd’hui marque une autre étape : cette fois-ci, Jésus ne s’adresse plus seulement aux fidèles de la synagogue ou à des malades isolés, mais à des foules entières. Et maintenant il rejoint ces gens sur leur lieu de vie : les rivages du lac de Galilée. Les rivages du lac de Galilée concentraient une grande partie de l’activité économique. La pêche était une activité importante pour la région, un moyen de subsistance indispensable – sur les douze disciples, quatre exerçaient cette activité de pêcheurs. Jésus rejoint donc ces foules dans leur quotidien.

Et en même temps, le texte nous montre que, si Jésus rejoint ces gens, il ne se confond cependant pas avec eux : il les enseigne, non en s’asseyant parmi eux sur la terre ferme, mais à distance, sur l’eau, depuis une barque. Il est à la fois à proximité et à distance, il est à la fois le Tout-Proche et le Tout-Autre.

Dès le début de la Genèse, Dieu est présenté comme un Dieu qui trace des limites, un Dieu qui refuse la confusion. Toute l’œuvre de la Création, telle qu’elle est présentée dans les premiers versets de la Genèse, est un travail de délimitation, de séparation : séparation de la lumière et des ténèbres, séparation de la terre et de la mer. De la même manière, Dieu ne se confond pas avec l’être humain : il reste distinct de sa création. Les Ecritures ne voient jamais la fusion de manière positive : la fusion entraîne la confusion.

C’est ce qui est souligné dans la suite, lorsque Jésus, après avoir enseigné les foules, reste en compagnie de ses seuls disciples et poursuit son enseignement avec eux de manière plus approfondie. Le texte ne rapporte pas ce que Jésus a dit aux foules, mais il nous dévoile la conversation qu’il a eue avec ses disciples, ou plus exactement avec celui qui, dans cet épisode, est vu comme leur porte-parole et leur chef, celui qui les représente tous : Simon-Pierre.

Jésus commence par lui donner un ordre, et Pierre répond en appelant Jésus maître. C’est ainsi que traduisent la plupart de nos versions, mais ce n’est pas le terme employé habituellement : c’est un terme qui n’est présent que chez Luc et qui n’évoque pas seulement un enseignant, mais aussi et surtout une personne en position de commandement.

L’ordre que Jésus donne à Pierre, c’est d’avancer en eaux profondes et de jeter les filets pour prendre du poisson. Pierre reçoit cette parole avec scepticisme : Jésus est peut-être un grand sage, mais il ne connaît rien à la pêche. A la limite, en tant que charpentier, il serait peut-être compétent pour construire une maison, mais pas pour pêcher des poissons ! Lui, Pierre, il le connaît, son métier, il l’a toujours exercé, il connaît parfaitement la technique de la pêche : la nuit, on pêche en eaux profondes, et la journée près du rivage. Et ce que lui dit Jésus vient contredire son expérience : quand on a passé toute la nuit au large sans prendre aucun poisson, ce n’est pas pendant la journée que l’on va en trouver, cela ne sert à rien.

Mais quelque chose sauve Pierre. Ce qui le sauve, c’est son rapport à la parole de celui qu’il appelle maître. Il ne croit pas à cette parole de Jésus, mais il a vis-à-vis de son maître et de sa parole une attitude de déférence et d’obéissance, qui lui fait recevoir cette parole avec révérence et humilité. Pierre reconnaît en Jésus le Tout-Autre, c’est pourquoi il obéit à cette parole extérieure à lui, sans se poser plus de questions. Il ne s’appuie plus sur ses propres compétences, sur ses propres capacités, mais sur cette parole qui donne à toute chose sa force et sa solidité. C’est cette attitude qui lui vaudra de recevoir un nouveau nom : Jésus l’appellera Kêphas, c’est-à-dire le roc, le rocher.

Cette solidité qui est liée à cette parole extérieure à nous, Luther l’avait bien perçue, quand il disait : Voilà pourquoi notre théologie est certaine : elle nous arrache à nous-mêmes et nous établit hors de nous, pour que nous ne prenions pas appui sur nos forces, sur notre conscience, nos sens, notre personne, nos œuvres, mais que nous prenions appui sur ce qui est en dehors de nous : La promesse et la vérité de Dieu, qui ne peuvent tromper.

En accueillant cette parole extérieure à lui, Pierre laisse de côté sa propre manière de voir les choses. Il laisse de côté sa subjectivité, qui lui dit que c’est absurde d’aller jeter les filets en eaux profondes. De toutes façons, il n’a pas grand-chose à perdre : juste encore un peu de temps et d’énergie. Il trouve préférable de se fatiguer encore un peu plus plutôt que de contrevenir à cet ordre de Jésus et de risquer de compromettre l’intégrité de sa relation avec lui.

C’est pourquoi, il lui dit aussitôt et sans réfléchir : Sur ta parole, je vais jeter les filets. Sur ta parole, et non parce que cela paraît judicieux ou intelligent. Pierre a préféré une obéissance objective à sa certitude subjective. Lui qui connaissait parfaitement son métier, il a accepté de se mettre dans la position de celui qui ne sait rien.

Pierre obéit à cette parole, parce qu’il est conscient de la distance qui existe entre lui et Jésus. Il accueille cette parole avec révérence et humilité, parce qu’il la reconnaît pour la parole de Dieu et non pour la parole d’un homme. C’est ce qui lui fait dire après : Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur. C’est parce qu’il accueille cette parole avec révérence et humilité qu’il ne réagit pas, comme on pourrait s’y attendre, par un accès de joie ; c’est parce qu’il accueille cette parole avec révérence et humilité que sa première réaction est une sainte crainte, une crainte révérencieuse devant la divinité de Jésus.

Nous retrouverons cette crainte révérencieuse dans d’autres épisodes marquants, comme par exemple lors de la Transfiguration. Dans ces moments, Jésus sera à la fois le Tout-Proche et le Tout-Autre. Car Jésus ne peut être le Tout-Proche qu’avec ceux qui ont conscience qu’il est aussi le Tout-Autre. C’est ce qui se passe ici avec les disciples : c’est parce qu’ils ont reconnu qu’il était le Tout-Autre qu’il monte avec eux dans l’une des barques, alors que vis-à-vis des foules, il a maintenu une distance salutaire.

Oui, toute attitude qui vise à reconnaître et à accepter cette distance va permettre à Jésus de devenir celui qu’il veut être avec nous : le Tout-Proche. Que Jésus soit le Tout-Proche, cela change tout : à la fin de l’histoire, les disciples ont capturé une telle quantité de poissons que leurs filets se déchirent et que leurs barques s’enfoncent dans l’eau. Et pour nous aussi, les effets dépasseront toutes nos attentes.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

 

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