Luc 7, 11-17 – La veuve de Naïn

Deux cortèges avancent, deux cortèges avancent l’un vers l’autre : un cortège formé par Jésus et ses disciples, qui se dirige vers la petite localité de Naïn en Galilée, et un cortège funèbre, qui sort de cette localité pour mettre dans un tombeau le fils unique d’une veuve ; d’un côté un cortège encore dans la joie d’avoir vu une guérison – Jésus vient de guérir le fils d’un centurion – et de l’autre un cortège de mort en proie aux pleurs et aux lamentations devant la tragédie de l’existence.

Avec ces deux cortèges, c’est la vie et la mort qui se font face. En principe, l’usage voulait que, lorsqu’on rencontrait un cortège funèbre, on se mette à le suivre, mais ce n’est pas ce qui se passe : peut-on imaginer Jésus escorter un cortège funèbre au milieu des pleurs et des lamentations ?

Non bien sûr, Jésus ne se met pas à suivre le cortège funèbre. La vie et la mort se font face, mais la mort n’entraîne pas la vie dans son sillage funeste. Ici, la logique est inversée : on ne passe pas de la vie à la mort comme dans l’existence terrestre, mais de la mort à la vie.

Dans les Evangiles, nous trouvons des récits de miracles, et parmi ces récits de miracles, quelques récits de résurrection. Parce qu’ils signifient la victoire de la vie sur la mort, les récits de résurrection sont des récits de miracle par excellence. En tout, Luc ne nous rapporte que quatre récits de résurrection : deux dans l’Evangile et deux dans le livre des Actes. Dans les récits de résurrection, il y a donc quelque chose qui est poussé jusqu’à son paroxysme : les récits de résurrection sont toujours des récits de l’extrême.

Mais ici, c’est tout le récit qui nous parle de l’extrême, parce que cette femme, dont nous n’avons pas le nom et que nous appelons la veuve de Naïn, se situe tout au bas de l’échelle sociale, à une époque où l’Etat n’assurait aucun revenu aux plus démunis et où seule comptait la solidarité familiale.

Oui, cette femme est dans une détresse extrême. Elle avait déjà perdu son mari et maintenant, comme si le destin s’acharnait sur elle, voilà qu’elle vient de perdre son fils unique. Elle n’a donc plus de postérité et plus personne pour s’occuper d’elle. Les tragédies successives qui l’ont frappée n’ont pas seulement atteint sa vie affective, mais lui ont aussi enlevé toute ressource. Détresse affective et détresse matérielle.

Oui, cette femme a tout perdu, et elle n’a aucun espoir de voir sa situation se rétablir un jour. Elle vivra ses derniers jours dans la solitude et la pauvreté.

Dans ce cortège funèbre, elle marche en tête, devant le cercueil, parce que c’est ainsi que le voulait la coutume, et elle se trouve face à Jésus qui, lui, marche à la tête de ses disciples.

Quant au cercueil, il ne faut pas l’imaginer comme nos cercueils d’aujourd’hui, qui sont fermés : à l’époque, les cercueils étaient de simples brancards sur lesquels on posait le corps du défunt roulé dans un linge. C’est pour cette raison que l’on voit Jésus s’adresser directement au défunt.

La détresse de cette femme est totale, extrême. Et pourtant, malgré cette détresse extrême, ou peut-être à cause de cette détresse extrême, cette femme ne demande rien à Jésus. Juste avant, les disciples avaient vu un centurion implorer Jésus pour son fils. Rien de tel ici : cette femme est sous le choc de ce qui vient de lui arriver, elle ne demande rien à Jésus.

Ici, il est manifeste que Jésus ne réagit à aucune demande, ni à une demande qui viendrait de cette femme, ni à une demande qui viendrait d’une personne de son entourage. Non, ici, Jésus ne répond pas à quelqu’un, mais il répond à une situation : la situation tragique qui se présente à lui. Ici, il n’est nullement question de foi, ni de la part de la femme, ni de la part des personnes qui l’accompagnent dans le cortège. Jésus seul a l’initiative, et il a l’initiative pour la seule raison qu’il est pris de pitié.

Si Luc place ce récit juste après la guérison du fils du centurion, c’est comme pour nous dire : attention aux conclusions trop hâtives. En effet, lorsqu’il a guéri le fils du centurion, Jésus avait dit, en parlant du centurion : « Même en Israël je n’ai pas trouvé une telle foi ».

Alors, pour ceux qui avaient assisté à cet événement, il n’y avait qu’un pas à regarder à la foi exceptionnelle de cet homme. Et on voit bien le danger : le danger, ce serait de se focaliser sur la foi que l’on a, et finalement de regarder à soi.

Attribuer le miracle de cette guérison au caractère exceptionnel de la foi dont cet homme avait fait preuve reviendrait à transformer la foi en une œuvre méritoire et conditionnelle, alors qu’elle n’est en fait qu’un moyen, un canal, dont Jésus se sert pour agir, rien de plus. Ici, la détresse est en elle-même suffisante pour que Jésus se passe de la foi pour agir. Il agit de manière inconditionnelle, en toute souveraineté. Il marque ainsi son caractère divin.

Dans ce récit, Jésus ressuscite le fils d’une veuve, comme Elie dans ce texte du livre des Rois que nous avons lu aussi. Mais il ne s’y prend pas de la même manière : alors qu’Elie s’étend trois fois sur le corps de l’enfant, de manière un peu laborieuse, Jésus se contente d’une parole et d’un geste : une grande simplicité, une simplicité qui a le naturel de la vie.

Mais cela ne doit pas nous faire oublier que, dans le contexte religieux de l’époque, ce geste de Jésus de toucher le cercueil le rendait impur. Ce geste simple n’allait donc pas de soi. Seulement, Jésus ne s’attache pas au détail de la Loi, mais à la détresse humaine, pour la soulager.

Et lorsque Jésus fait cela, que se passe-t-il ? Le cortège funèbre s’arrête ; ceux qui portent le cercueil ne font plus un pas. Le mouvement de la vie a gagné sur le mouvement de la mort. Et celui qui était mort se met à parler. Car la mort, c’est l’absence de paroles ; le psalmiste disait déjà : Chez les morts, on ne prononce pas ton nom. Aux enfers, qui te rend grâce ?

Alors ceux qui sont dans ce cortège funèbre ne restent pas indifférents. Certes, ils prennent Jésus seulement pour un prophète, et le souvenir de ce qu’Elie a fait y est certainement pour quelque chose. Mais c’est un début, même s’ils ne le reconnaissent pas encore comme le Fils de Dieu, alors que Jésus a clairement manifesté son caractère divin en coupant la route à la mort par cette action libre et souveraine.

Lorsque nous avons le sentiment de ne pas être à la hauteur, d’être terrassé par une situation sans issue sans personne autour de nous pour nous aider, comme cette veuve qui n’a plus rien, ce texte a quelque chose à nous dire. Il nous rappelle que, quelle que soit la gravité d’une situation, il y a toujours un espoir. Pour la seule raison que le salut de Dieu est extérieur à nous. Pour la seule raison que cet espoir ne repose pas sur notre foi ou sur la foi d’une autre personne, mais sur Dieu seul. En cette journée de fête paroissiale, que ce texte nous donne confiance dans l’avenir de notre Eglise et de chacun de nous.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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