Luc 9, 10-17 – La plénitude

En tant que chrétiens nous ne sommes pas confrontés seulement à des questions spirituelles. Nous devons souvent résoudre aussi des problèmes tout à fait pratiques et concrets. Et c’est vrai aussi pour les pasteurs…

C’est ce genre de problème qui se pose à Jésus et à ses disciples dans le texte d’aujourd’hui, un problème tout à fait matériel : alors que Jésus enseigne les vérités spirituelles, la foule à laquelle il s’adresse – une foule considérable de 5 000 hommes, auxquels il faut bien entendu ajouter les femmes et les enfants – cette foule qui a donné à Jésus toute son attention, cette foule se trouve dans une situation délicate.

Si elle se trouve dans cette situation, ce n’est pas parce qu’elle a été imprévoyante, mais parce qu’elle était dans une grande attente spirituelle. Ecouter Jésus a été son unique préoccupation tout au long de la journée.

Il faut dire que cette foule est sous le choc, la nouvelle s’est répandue et a semé le trouble et la consternation : Jean-Baptiste, qui a suscité tant d’enthousiasme et d’intérêt dans le peuple, vient d’être décapité. Alors ceux en qui il avait suscité une grande espérance, ceux qui étaient devenus ses disciples – et il y en a certainement beaucoup dans cette foule – ils se tournent maintenant vers Jésus.

Mais maintenant que la journée touche à sa fin, maintenant que la nuit commence à tomber, tous ces gens se trouvent là sans savoir ce qu’ils vont manger et où ils vont dormir. Comment pourrait-on le leur reprocher ? ils ont simplement donné la priorité à ce qui est vraiment important, ils ont donné la priorité à l’essentiel, à l’enseignement de Jésus.

Quoi qu’il en soit, ils sont maintenant dans l’embarras. Et les disciples aussi, parce qu’ils se sentent responsables de cette situation. Et puis ils doivent en avoir un peu assez : ils viennent de faire des choses suffisamment extraordinaires pour vouloir les raconter à Jésus et Jésus les emmène à l’écart pour qu’ils se reposent, mais ce n’est pas possible et cette foule accapare leurs dernières forces.

Alors ils ont une idée pour venir en aide à ces gens : ils se proposent de disperser la foule pour qu’elle aille trouver dans les villages environnants de la nourriture et un toit.

Mais il apparaît clairement qu’en leur disant cela, c’est plus leur propre problème qu’ils cherchent à résoudre : le sentiment de leur responsabilité à l’égard de tous ces gens qui accueillent la prédication de Jésus, une responsabilité qui les embarrasse.

Alors de cette responsabilité, ils s’en déchargent, sans trop de scrupules, et avec une réponse plutôt maladroite et assez peu réaliste : étant donné que le jour commence à tomber, ce n’est plus le moment de se mettre en route pour trouver une famille d’accueil. Et puis même en tenant compte de l’hospitalité orientale, on voit mal comment un aussi grand nombre de gens pourrait trouver à se loger dans les quelques villages environnants, d’autant plus que l’histoire se passe dans une terre frontalière, à la limite des territoires païens.

La solution des disciples revient en fait purement et simplement à abandonner ces gens au milieu de nulle part. On sent bien que là il y a quelque chose qui ne va pas. Après la prédication de Jésus, ce que proposent les disciples serait un contre-témoignage considérable. Et Jésus le comprend bien ainsi.

Pourquoi les disciples réagissent-ils ainsi ? D’abord par lassitude, pour s’éviter des tracas, bien sûr. Mais aussi parce qu’ils négligent et méprisent le peu qu’ils ont : cinq pains et deux poissons. Vraiment peu de chose. Peut-être ont-ils l’intention de les garder pour eux. Car s’ils les donnaient, ils ne pourraient faire que des jaloux. Mais il est plus probable qu’ils considèrent que c’est si peu de chose que pour eux c’est comme s’ils n’avaient rien.

Mais bien sûr, de son côté Jésus voit bien que cette solution n’est pas satisfaisante. Alors il continue son enseignement : après avoir enseigné les foules, il va enseigner ses disciples. Il continue son enseignement en leur donnant un ordre, un ordre qui va les remettre face à leurs responsabilités : « Donnez-leur à manger vous-mêmes. »

Car les disciples ont fait une erreur, et Jésus tente de la leur montrer : Leur erreur, c’est de porter leur attention sur ce qui leur fait défaut, sur leur manque, au lieu de regarder à qu’ils ont.

Parfois dans l’Eglise nous faisons pareil : nous regardons nos lacunes plutôt que nos ressources – et toute Eglise locale a des ressources, même notre Eglise de Haute-Provence. S’il n’en était pas ainsi, elle n’existerait plus aujourd’hui, car elle n’a jamais disposé de grands moyens. Nos ressources peuvent nous paraître dérisoires, mais peu importe : ce qui compte, c’est de les mettre en œuvre.

D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que les Ecritures évoquent une nourriture qui ne s’épuise pas : nous trouvons deux histoires analogues dans le livre des Rois, avec le prophète Elie qui montre à la veuve de Sarepta que sa farine et son huile ne s’épuiseront pas, puis avec le prophète Elisée, qui procède à un geste très semblable à celui de Jésus.

La seule différence, ici, avec Elie et Elisée, c’est que nous avons affaire non à quelques personnes, mais à une foule considérable, une foule si nombreuse qu’il faut l’organiser en groupes de cinquante.

Jésus ne fait jamais l’impasse sur les contingences matérielles, et lorsqu’il y a autant de monde, il est nécessaire de procéder avec ordre et méthode. Avec Jésus, il n’y a jamais de pagaille, mais de l’ordre ; rien n’est fait dans la précipitation ou dans l’improvisation.

Et c’est là, une fois que tout a été bien préparé, que l’inattendu se produit : finalement chacun va pouvoir se rassasier. C’est un instant solennel, qui évoque bien sûr ce qui deviendra plus tard notre sacrement de la sainte Cène : Jésus lève son regard vers le ciel, il prononce la bénédiction, rompt les pains, et il les donne aux disciples pour qu’ils les offrent à la foule. C’est tout, et cela suffit : à la fin, il en restera douze corbeilles, douze corbeilles qui évoquent la plénitude. Mais cette plénitude n’a pu être atteinte qu’en faisant appel aux ressources dérisoires des disciples.

De même, notre Eglise se rend compte, parfois douloureusement, de ses ressources limitées. Utilisons-les, et nous nous retrouverons peut-être dans cette situation de plénitude où le matériel rejoint le spirituel, cette plénitude évoquée par les douze corbeilles.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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