Marc 10, 35-45 – Ambitieux et déterminés

Curieuse façon de demander, que de demander à quelqu’un d’exaucer un souhait avant de lui faire savoir ce que l’on veut de lui. Or c’est bien ce qui se passe ici. Jacques et Jean disent à Jésus : Maître, nous voudrions que tu exauces notre demande, sans lui faire savoir avant ce qu’ils veulent.

Il faut d’abord replacer cet épisode dans son contexte : nous avons ici la troisième annonce de la Passion. Une première annonce avait été faite au chapitre 8 ; une deuxième au chapitre 9 ; et voici maintenant la troisième, dans ce chapitre 10.

Avec une grande symétrie, ces trois annonces de la Passion sont suivies de trois passages qui mettent en évidence l’incompréhension des disciples : au chapitre 8, c’est la réaction de Pierre, qui n’hésite pas à réprimander Jésus ; au chapitre 9, c’est la discussion entre les disciples pour savoir qui est le plus grand et qui finira en dispute ; et maintenant au chapitre 10, c’est cette demande de Jacques et de Jean d’accéder aux places d’honneur.

Chaque fois, on voit que l’incompréhension suit immédiatement l’annonce ; l’annonce provoque automatiquement l’incompréhension. En plus, les disciples qui réagissent sont des disciples de premier ordre ; ce sont ceux qui accompagnent Jésus dans tous les événements marquants : Pierre la première fois, Jacques et Jean maintenant la troisième fois, comme pour nous montrer que même eux n’ont pas compris, que même eux voyaient la montée vers Jérusalem comme le début du règne messianique : Jésus serait le nouveau roi d’Israël, le successeur de David.

Replaçons-nous dans le contexte. Les disciples ont sans doute en tête ce passage du prophète Zacharie, qui dit : Exulte de toutes tes forces, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient vers toi : Il est juste et victorieux. Il fera disparaître d’Éphraïm les chars de guerre, et de Jérusalem les chevaux de combat. Il brisera l’arc de guerre, et il proclamera la paix aux nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre, et de l’Euphrate à l’autre bout du pays. Pour les disciples, Jésus est ce roi victorieux qui s’apprête à faire son entrée dans Jérusalem.

Alors, dans ces conditions, quoi de plus normal pour les disciples qui ont été à ses côtés depuis le début que de vouloir être maintenant les plus proches collaborateurs de celui qui va prendre le pouvoir ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : un gouvernement va en remplacer un autre, les disciples sont du côté du vainqueur, alors ils s’apprêtent à gouverner avec lui. Finalement, tout cela se place sur le plan d’une pure logique politique. C’est moins une volonté de puissance, comme nous serions tentés de le croire, qu’une réaction de bon sens politique. Mais le malentendu, c’est que justement rien ne va se passer sur le plan politique.

Cette question de Jacques et de Jean n’est pas vraiment nouvelle : elle apparaît en filigrane depuis un certain temps. Sous une forme un peu différente, elle a déjà suscité une dispute entre les disciples au chapitre 8. Cette question de Jacques et de Jean au moment même où Jésus monte vers Jérusalem et entrevoit sa Passion prochaine, au moment même où il tente de faire comprendre à ses disciples ce qui l’attend, tout cela montre qu’au bout de trois ans de ministère le grand décalage entre Jésus et ses disciples est immense. C’est un véritable fossé qui les sépare maintenant. Les disciples sont complètement à côté de la question ; ils ne comprennent rien ; la mission de Jésus leur échappe totalement.

Oui, alors que Jésus monte à Jérusalem pour vivre la Passion, Jacques et Jean demandent un poste de gouvernement. Et Jésus ne reproche pas leur ambition. Simplement il tente de leur montrer qu’ils n’ont pas tout compris. Ils ne veulent pas être derrière lui, à sa suite, mais à côté de lui, avec les honneurs. D’ailleurs, comment pourraient-ils pu comprendre, puisque l’Esprit Saint n’a pas encore été donné.

Même des disciples de premier plan comme le sont Jacques et Jean ne peuvent faire l’économie du Saint-Esprit. Par leurs propres capacités, ils ne vont pas très loin. Quand Jacques et Jean affirment : Nous le pouvons, ils disent bien quelque chose de juste, mais ils le disent malgré eux, sans en comprendre le sens. Jésus voit leur détermination et comprend qu’ils iront jusqu’au bout. C’est pour cela qu’il se reprend et qu’il leur dit : La coupe que je vais boire, vous y boirez ; et le baptême dans lequel je vais être plongé, vous le recevrez. Par là, il montre que leur demande, en elle-même, n’est pas critiquable, qu’il n’est pas interdit d’être ambitieux, mais que ce désir doit passer par la croix, que ce désir doit être transformé.

Et que dire des autres disciples ? Leur exaspération est-elle le signe qu’ils auraient compris, eux ? Auraient-ils tout à coup une vision juste des choses, ou bien plutôt laissent-ils libre cours à leur jalousie ? C’est cette seconde hypothèse qui est le plus en accord avec le contexte.

Vouloir être le plus grand, le meilleur, cela ne date pas d’aujourd’hui. C’est une tendance inscrite dans le psychisme humain. Notre société se sert de ces leviers pour obtenir le maximum des individus. Jésus, lui, ne cherche pas à obtenir le maximum de ses disciples : avant toute chose il recherche leur bien ; il veut éviter qu’une ambition mal utilisée les détruise. Car toute ambition doit être purifiée, toute ambition doit s’appuyer sur Dieu seul et non sur des capacités humaines qui ne mènent qu’à l’orgueil et à la ruine.

Finalement, le plus curieux dans ce dialogue, ce n’est pas la réaction des disciples, mais c’est celle de Jésus. Il n’accepte pas la demande de Jacques et de Jean, il ne la refuse pas non plus : il reste dans une indétermination déroutante. En fait, il ne leur dit ni oui ni non, mais : Il ne m’appartient pas de l’accorder. Jésus montre par là qu’il a conscience de ne pas tout connaître, de ne pas tout savoir. Certes il est Dieu, mais en venant partager notre condition humaine, il en a accepté aussi momentanément ses limitations. Et c’est particulièrement évident dans cet Evangile de Marc ; l’Evangéliste nous montre que Jésus, sur l’au-delà, ne peut pas dire grand-chose.

Mais s’il ne nous dit rien sur les places d’honneur, il nous dit tout de même quelque chose, et quelque chose de très important : il nous dit que notre place dans le Royaume est un don, un don à accueillir. Or si c’est un don, cela signifie que l’homme n’en a pas la maîtrise.

Jacques et Jean doivent se contenter de cette réponse. Et nous aussi. On peut imaginer leur déception : non seulement ils n’obtiennent pas ce qu’ils voudraient, mais en plus Jésus, qui voit leur détermination, se reprend et leur annonce qu’ils boiront la coupe que lui-même boira. On peut penser que cette fois-ci ils en comprennent la signification : même si la coupe dans la culture juive pouvait être une coupe de bénédiction, elle était souvent aussi une coupe d’amertume.

Dans ce texte, Jacques et Jean demandent à Jésus de siéger à sa droite et à sa gauche, dans une position de gouvernants, de vainqueurs. Cela ne se passera pas tout à fait comme ça : ils ne le savent pas encore, mais il y en aura bien deux qui vont être à la droite et à la gauche de Jésus : ce seront les deux brigands sur la croix.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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