Marc 10, 46-52 – Une vocation exemplaire

Avec ses disciples, Jésus est en route vers Jérusalem. Il sait qu’il va souffrir la Passion. A trois reprises, il a essayé de faire comprendre aux disciples ce qui l’attend à Jérusalem, mais il n’y est pas arrivé : la première fois, il s’est fait rabrouer par Pierre ; la deuxième fois il a été aux prises avec des disciples dont la seule préoccupation était de savoir qui parmi eux était le plus grand ; et la troisième fois, il a été placé devant la demande de Jacques et de Jean qui voulaient obtenir de lui les places d’honneur.

Malgré les mises au point de Jésus, les disciples ne comprennent pas ce qui se profile à l’horizon. Le malentendu est total : ils s’attendent à ce que Jésus soit intronisé roi d’Israël à Jérusalem ; ils sont encore dans leurs illusions, comme aveuglés.

Dans notre passage, il est justement question d’un aveugle – il a déjà été question d’un aveugle avant ces trois annonces de la Passion. Ces trois annonces de la Passion se trouvent donc encadrées par deux récits, deux récits qui montrent un aveugle guéri.

Jésus et ses disciples sont maintenant proches de Jérusalem ; ils ne sont plus qu’à une quinzaine de kilomètres, à Jéricho. Jéricho, un lieu hautement symbolique pour le peuple juif : Jéricho symbolise la fin du séjour dans le désert, après quarante années d’errance. Jéricho, c’est la première ville que les Israélites ont conquise ; Jéricho, c’est l’entrée dans la terre promise ; Jéricho, c’est la dernière étape avant le couronnement à Jérusalem.

Et dans cette ville de Jéricho, l’Evangéliste fait le récit d’un miracle. Mais c’est un miracle particulier pour deux raisons :

– d’abord c’est le dernier miracle que fait Jésus ;

– ensuite, c’est la seule fois dans cet Evangile où la personne guérie a un nom : un détail à ne pas négliger.

Cet aveugle, il s’appelle Bartimée. Ce n’est pas tant la signification du nom qui est importante, mais plutôt ce qu’il nous dit de cet homme : s’il a un nom dans cet Evangile rédigé quarante ans après que ces événements, cela veut dire cet homme, ce mendiant, quarante ans après, est toujours connu de la communauté chrétienne. Cela veut dire que son aventure ne s’est pas arrêtée à sa guérison. Cela veut dire que sa guérison, il en a fait quelque chose, même si nous ne savons pas exactement quoi. Cela veut dire qu’il a pris sa place dans la communauté chrétienne et que quarante années plus tard il y joue un rôle de premier plan.

Alors penchons-nous sur cet aveugle, ce marginal obligé de mendier pour vivre, ce paria que la foule méprise et veut réduire au silence.

D’abord, cet homme est en décalage avec la foule : alors que la foule est en mouvement, lui il est assis, il est assis sur le bord du chemin. On imagine bien que pour un aveugle, se trouver entouré par cette foule en mouvement ne doit pas être de tout repos : il ne voit pas les gens, alors il ne bouge pas, il reste là, sur le bord du chemin, avec le risque d’être piétiné à chaque instant. Un laissé-pour-compte. Mais quand il apprend que c’est Jésus qui passe, il fait tout pour attirer son attention : il crie pour Jésus s’occupe de lui.

Oui, dans ce récit, il y a la foule, et il y a cet aveugle ; et les deux sont en opposition ; la foule et Bartimée ne font pas les mêmes choses en même temps : quand Bartimée se met en mouvement parce que Jésus l’appelle, la foule, elle, s’arrête, parce que Jésus lui-même s’arrête ; il s’arrête à cause de cet homme et demande à la foule de le faire venir. Par là, il discrédite la foule ; il montre qu’elle n’aurait pas dû faire taire cet homme.

Il faut dire que le cri de cet homme est en soi une déclaration de foi sur la personne de Jésus : il appelle Jésus Fils de David. En fait, ce n’est pas très original, c’est ce que tous ceux qui sont là croient à cet instant : les disciples, la foule. Comme tous ces gens, Bartimée voit en Jésus le roi qui doit régner sur Jérusalem ; il le reconnaît comme roi ; c’est déjà ça ; mais il ne le reconnaît pas comme Fils de Dieu ; il l’appelle Fils de David et non Fils de Dieu.

Par là, il nous montre que l’on peut venir à Jésus sans avoir tout compris. Car cet aveugle qui n’a pas sur Jésus une vue différente des autres va pourtant passer des ténèbres à la lumière.

Qu’est-ce qui fait passer Bartimée des ténèbres à la lumière ? Une seule chose le fait passer des ténèbres à la lumière : son cri ; Bartimée crie tant qu’il peut ; et quand la foule veut le faire taire, il crie encore plus fort, il ne lâche pas le morceau, il ne se résigne pas, jusqu’à ce que Jésus le fasse venir. Son cri a changé le cours des événements, son cri a changé son histoire personnelle.

A partir de ce moment, même la foule change d’attitude à son égard ; alors qu’un instant plus tôt on voulait le faire taire, maintenant on prend soin de lui ; on lui dit : Confiance, lève-toi, il t’appelle. Oui, parce que Bartimée a appelé Jésus, Jésus l’appelle à son tour.

Et à ce moment crucial, l’Evangéliste nous donne un détail évocateur : cet homme, en allant vers Jésus, laisse son manteau sur le bord du chemin. Son manteau, qui est son seul bien ; son manteau, qui est sa protection contre le froid et la pluie ; son manteau, qui l’empêche d’être nu sous le regard des autres ; son manteau, c’est son identité aux yeux des autres.

Et là, comme en écho à ce qu’il avait dit à Jacques et à Jean, Jésus demande à Bartimée : Que veux-tu que je fasse pour toi ? Il est évident que cet homme a besoin de retrouver la vue, mais Jésus lui pose quand même la question. Jésus veut que l’homme prenne conscience de son besoin. Jésus respecte toujours la liberté humaine.

Puis l’évangéliste nous donne un second détail, il nous dit comment Bartimée l’appelle : Bartimée n’appelle plus Jésus Fils de David, mais Rabbouni. Les gens qui respectaient Jésus l’appelait Rabbi. Dans cet Evangile, Bartimée est le seul à appeler Jésus Rabbouni. Par rapport à Rabbi, Rabbouni a une connotation plus familière, plus affectueuse. Il s’est passé quelque chose chez cet homme.

Nous le voyons, après les trois annonces de la Passion, Bartimée n’est pas seulement un aveugle guéri par Jésus ; nous avons ici plus qu’un récit de miracle : nous avons le récit d’une vocation, et cette vocation est exemplaire. Par sa détermination, par sa radicalité, par son attachement inconditionnel à Jésus, Bartimée fait figure de disciple modèle. Cet ancien mendiant nous est donné en exemple. Il surpasse ici les apôtres. Car même les apôtres de premier rang que sont Pierre, Jacques et Jean ont surtout montré jusque là leurs préoccupations égoïstes et leur grande incompréhension.

En ce dimanche de la Réformation, il est bon de nous souvenir que le protestantisme a voulu rappeler, et rappelle sans cesse, que l’homme réduit à ses propres ressources est un aveugle spirituel, mais que, comme Bartimée, il peut voir la lumière ; il peut voir la lumière quand il se tourne vers Jésus avec insistance et détermination ; il peut voir la lumière quand il laisse de côté ses protections dérisoires et se met à nu devant Jésus ; il peut voir la lumière quand il sait reconnaître son besoin et le nommer ; il peut voir la lumière quand il s’attache résolument à Jésus, quand il s’attache à lui avec force et détermination, pour le suivre sur le chemin.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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