Marc 14, 12-26 – Dernier repas

 

Pasteur Bernard Mourou

Notre récit nous surprend par son souci de préciser les temps : les événements relatés se passeraient le premier jour de la fête des pains sans levain, c’est-à-dire le premier jour de Pessah, la Pâque juive. Comme les autres évangiles synoptiques – Matthieu et Luc –, l’évangile selon Marc place le dernier repas de Jésus avec ses disciples au moment du repas pascal, que les juifs appellent le seder.

Or il est très peu probable que Jésus ait pu célébrer le repas pascal, car il n’est pas permis de condamner et d’exécuter quelqu’un une fois que la fête est commencée. Sur ce point, pour une fois, c’est l’évangile selon Jean qui semble respecter la chronologie. La fête de la Pâque tombait en effet un samedi, et si l’on tient compte du temps qu’a duré le procès de Jésus, ce dernier repas a vraisemblablement lieu le jeudi qui précède.

Quoiqu’il en soit, c’est dans l’ambiance de cette fête toute proche que se déroule ce dernier repas de Jésus avec ses disciples.

Lors du seder, suivant une liturgie précise encore en vigueur aujourd’hui, le père de famille rompait le pain, prononçait la bénédiction, puis le distribuait aux convives. Plus tard, il faisait passer la coupe de vin.

La tradition chrétienne a repris ces deux éléments dans la sainte Cène, avec le pain et le vin qui représentent le corps et le sang du Christ.

Pour Heinrich Heine, le seder est empreint d’une sérénité mélancolique, d’une gravité enjouée, il a quelque chose de mystérieux et de féérique. Dans notre texte, l’évangéliste nous rappelle que ce repas s’est déroulé le soir, qui est aussi l’heure des ténèbres.

Heinrich Heine poursuit : La Haggadah – le récit de l’Exode raconté par le père de famille lors du seder –, a quelque chose de si intime et de si pénétrant, il vous berce d’une manière si maternelle et si brusquement vous réveille, que les juifs même qui, depuis longtemps, ont abandonné la foi de leurs pères […] se sentent remués au fond de leurs cœurs.

Dans ces conditions, on peut comprendre pourquoi les évangiles synoptiques, après coup, ont assimilé ce dernier repas au seder, au repas pascal. Cela allait tout à fait dans le sens du message évangélique, dans lequel la mort et la résurrection de Jésus marquent la Pâque chrétienne.

Notre récit surprend le lecteur familiarisé avec la culture biblique par un second élément : les disciples rencontrent un homme qui porte de l’eau dans une cruche. D’ordinaire, cette tâche était réservée aux femmes. L’évangéliste présente ce fait insolite comme un signe convenu qui aurait été connu à l’avance, pour insinuer que Jésus connaissait tout à l’avance, jusque dans les moindres détails.

Les préparatifs du repas pascal nous rappellent d’autres préparatifs, quelques jours auparavant : ceux de l’entrée à Jérusalem trois chapitres plus haut. Ici, ce n’est plus un ânon qui est réservé pour lui, mais une salle.

Les Douze y sont rassemblés dans une communauté que l’on imaginerait unie, lors d’un moment que l’on voudrait convivial, un repas. Pourtant la division est déjà à l’œuvre : L’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer, déclare Jésus, toujours placé dans cette position omnisciente.

Cependant il ne désigne aucun de ses disciples. Cela conduit chacun à s’interroger. Tous ont la même nature, et nous savons que Pierre a aussi trahi son maître.

Oui, Judas s’apprête à trahir Jésus. La division qui s’invite ici continuera à sévir dans l’Eglise au cours des siècles qui suivront. Ce seront des hérésies et des excommunications.

Puis au moment de la Réforme, les Eglises se sont encore une fois divisées, notamment au sujet de la sainte Cène. Ce sacrement, qui devait signifier l’unité, a finalement consacré la division : les catholiques, contre les protestants, disaient que le pain de l’eucharistie changeait de nature – ils appelèrent cela la transsubstantiation  –, et les protestants n’ont pas fait mieux puisqu’ils se sont aussi opposés entre eux, les luthériens disant que la présence du Christ était juxtaposée à celle du pain – ils appelèrent cela la  consubstantiation, et les réformés disant que le pain était seulement un symbole.

Tout était affaire d’interprétation, car la langue grecque ne permet pas de trancher sur ce point. Ces oppositions sont heureusement aujourd’hui en partie dépassées, mais en partie seulement.

Mais pour en revenir à la division initiale qu’a inaugurée Judas, les théologiens s’interrogent encore aujourd’hui pour savoir ce qui l’a conduit à trahir son maître. Certains avancent qu’il aurait été déçu de voir que Jésus n’avait pas pris le pouvoir. C’est tout à fait plausible. Quoi qu’il en soit, ce qui intéresse l’évangéliste, c’est de parvenir à comprendre comment cet abandon du Messie coïncider avec les desseins de Dieu.

Notons bien que Jésus ne condamne pas Judas à la damnation éternelle. D’ailleurs il n’a jamais condamné personne. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il le plaint. L’évangéliste utilise une interjection grecque qui reprend presque à l’identique une expression araméenne : oï… hélas…

La conscience qu’il a de cette trahison n’empêche pourtant pas Jésus de communier dans le repas avec tous ses disciples, sans distinction.

Finalement, ce récit opère un passage. C’est d’ailleurs le sens du mot Pâques, Pessah. Ce mot signifie passage. Ce passage, c’est le passage du rituel juif au rituel chrétien.

En plaçant délibérément le dernier repas au moment du seder, l’évangéliste tient à montrer que le sens de ce dernier repas est bien celui de cette fête de Pessah, la fête de la libération hors d’Egypte. Ce qui est devenu aujourd’hui la sainte Cène, ou l’eucharistie pour les catholiques, nous libère pour une vie nouvelle qui débouchera un jour sur le banquet céleste.

Amen

 

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