Marc 5, 21-43 – Un dernier rebondissement

Souvent, nous commençons chaque nouvelle journée avec dans la tête tout un programme d’activités à réaliser : nous savons exactement ce que nous allons faire. Et puis les circonstances en décident autrement, rien ne se passe comme nous l’avions prévu, des événements inattendus viennent bouleverser tous nos projets.

 

C’est une expérience de ce genre que fait Jésus dans notre passage. Cet épisode est relaté dans les trois Evangiles synoptiques – Marc Matthieu et Luc – mais, une fois n’est pas coutume, c’est dans cette version de Marc retenue pour ce dimanche, que ce récit est le plus développé.

 

Avant de voir ce qui se passe dans ce récit, un mot sur les deux personnages principaux :

 

  • le chef de la synagogue, tout d’abord : il s’appelle Jaïre ; ce n’est pas un responsable spirituel comme pourrait l’être un rabbin, mais c’est quand même un notable : il a été choisi par sa communauté pour être responsable de la gestion matérielle des bâtiments de la synagogue et pour présider les réunions ; sa maison spacieuse et ses nombreux domestiques témoignent de la place qu’il occupe dans la vie locale ;
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  • la femme malade ensuite : à la différence de Jaïre, elle vit en marge de la société, parce que sa maladie l’a rendue impure ; il faut rappeler ici le contexte religieux de l’époque : la Torah stipule que lorsqu’une femme a une perte de sang, elle devient automatiquement impure, et que quiconque a un contact avec une telle femme devient lui-même impur pour le restant de la journée ; dans le contexte biblique, l’impureté est toujours contagieuse ; cela fait donc douze ans que cette femme est exclue de la vie religieuse et sociale à cause de sa maladie[1] ; pour mettre fin à son exclusion, cette femme a cherché à se faire soigner par auprès de tous les médecins qu’elle est allée voir, mais tous ont échoué ; elle a dépensé tout son argent en pure perte parce qu’elle est encore plus malade qu’avant ; sa situation est désespérée : la médecine de l’époque n’a rien pu faire pour elle, et elle est donc condamnée à rester exclue de la vie sociale et religieuse.

 

Un homme et une femme, un notable qui a un nom, et une exclue qui restera dans l’anonymat : tout semble montrer que ces deux personnages n’ont absolument rien en commun.

 

Et pourtant, quand on regarde de plus près, ce chef de synagogue et cette femme malade ont plusieurs points communs :

 

  • d’abord – premier point commun – ils sont mystérieusement reliés l’un à l’autre par un nombre symbolique, le nombre douze : la fille du chef de la synagogue a douze ans et la femme malade se trouve dans cet état elle aussi depuis douze ans ; nous y reviendrons tout à l’heure ;
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  • ensuite – deuxième point commun – tous les deux font preuve d’une grande audace, une audace qui sera récompensée : on n’attend pas d’un chef de synagogue qu’il se tourne vers un guérisseur, et pourtant il le fait ; on ne s’attend pas non plus à ce qu’une femme en état d’impureté brave tous les interdits en touchant un homme, de surcroit un homme qui est un rabbi, et pourtant elle le fait ;
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  • et puis – troisième point commun, et sans doute le plus important – nos deux personnages viennent interrompre le cours normal des événements : le chef de la synagogue fait prendre à Jésus un chemin qu’il n’avait pas prévu, il le fait venir chez lui pour qu’il guérisse sa fille, et la femme le fait s’arrêter sur son chemin lorsqu’elle touche son vêtement et qu’il a l’impression qu’une force est sortie de lui à son insu ; c’est la foi de ces deux personnages qui provoque cette série d’interruptions.
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Oui, ces deux personnages viennent interrompre le cours normal des événements. Jésus est plusieurs fois interrompu, il subit des contretemps. Mais il est exempt de toute rigidité : il a une souplesse dont nous ne savons pas toujours faire preuve.

 

Car ce récit est une suite d’interruptions. Et après toutes les interruptions dont nous avons parlé, il s’en rajoute encore une, la dernière, dramatique : celle de la mort qui vient interrompre avant l’heure la vie de cette jeune fille ; Ta fille vient de mourir, voilà le verdict lourd de conséquences annoncé par les domestiques de Jaïre.

 

D’interruption en interruption, nous arrivons donc à cette interruption finale et ultime, et le récit pourrait s’arrêter là : par cette suite d’interruptions il présenterait une grande unité sur le plan littéraire, une grande cohérence interne. Mais il ne s’arrête pas là, car le texte n’a pas dit son dernier mot.

 

Jusque-là, Jésus n’a pas été maître de son emploi du temps, toutes ces interruptions il ne les a pas voulues, il les a subies. Mais il se produit un tout dernier rebondissement, une toute dernière interruption, et celle-ci, c’est lui qui en est l’instigateur : à la fin, la mort se trouve elle-même interrompue, et elle est interrompue par la vie qui reprend ses droits.

 

Oui, la dernière interruption, c’est Jésus qui en est l’auteur : c’est lui qui vient interrompre le processus de mort qui avait déjà commencé son œuvre de destruction dans le corps de cette jeune fille.

 

Ce texte n’est en fait rien d’autre qu’un récit pascal ; il nous parle de vie et de résurrection. C’est bien là-dessus que notre texte insiste, car il nous est dit que la jeune fille se lève. Le verbe choisi en grec est celui que la première Eglise utilisait pour parler de la résurrection.

 

Et ce texte montre que cette annonce de la résurrection est pour tous : elle est pour Jaïre, ce notable, cet homme respecté, elle est aussi pour cette femme exclue et méprisée dont l’histoire n’a même pas retenu le nom. L’Evangéliste veut nous faire comprendre par-là que cette annonce est pour chacun de nous, qui que nous soyons.

 

Et puis ce texte montre que cette annonce vient quand le temps est devenu propice. C’est ce que souligne le nombre douze, qui dans la Bible est le nombre de la plénitude : la jeune fille a douze lorsqu’elle revit, et la femme a été malade pendant douze ans avant de guérir. Les temps sont accomplis pour que cette bonne nouvelle de la résurrection puisse être entendue. L’Evangéliste veut nous dire que désormais le temps est venu de croire à cette annonce. Et c’est toujours vrai aujourd’hui pour chacun de nous, qui vivons deux mille ans après ce récit de l’Evangile.

 

Amen.

 

Bernard Mourou

 

[1] cf. Lv 15

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