Marc 7, 1-23 – La tradition

Ils sont nombreux, les passages des Evangiles qui mettent en scène les Pharisiens. Et immanquablement, ces Pharisiens ont toujours le mauvais rôle. Le texte d’aujourd’hui fait apparaître les enjeux de cette confrontation. Il nous donne l’occasion de nous pencher sur ces représentants controversés du judaïsme.

A l’époque de Jésus, le judaïsme était traversé par différents courants. Les Evangiles retiennent essentiellement deux courants : celui des Pharisiens et celui des Sadducéens. Les Pharisiens avaient une assise populaire et voulaient purifier le judaïsme ; quant aux Sadducéens, ils représentaient la caste des prêtres et ils jouissaient d’une position sociale plus élevée et étaient liés au pouvoir politique de Rome.

Les relations entre les Pharisiens et les Sadducéens étaient conflictuelles. Leur désaccord portait essentiellement sur deux points :

– Premier point : Les Pharisiens étaient organisés non autour du Temple, mais autour des synagogues ; la synagogue avait l’avantage de la proximité : il n’y avait qu’un temple, il se trouvait à Jérusalem, mais il y avait une synagogue dans chaque localité ;

– Second point : Les Sadducéens ne prenaient en compte que la Torah, appelée aussi Loi écrite. Les Pharisiens, pour leur part, reconnaissait tous les textes de ce que nous appelons aujourd’hui dans notre Ancien Testament, mais ils ajoutaient encore à la Loi écrite la Loi orale, c’est-à-dire tous ces commentaires qui seront finalement mis par écrit quelques siècles plus tard et qui donneront le Talmud. Aujourd’hui encore, on n’est considéré comme juif que si l’on reconnaît à la fois la Loi écrite et la Loi orale.

Après la destruction du Temple par l’armée romaine en 70 de notre , les Sadducéens disparaîtront de la scène religieuse : du moment où ils ne pouvaient plus officier dans le Temple, ils n’avaient plus leur raison d’être. Les Pharisiens, organisés autour des synagogues et de la lecture des textes, ont largement contribué à ce que le judaïsme survive après la destruction du Temple. Avec eux, c’était un autre judaïsme qui naissait, et le judaïsme actuel en est l’héritier.

Revenons maintenant à notre passage. Des Pharisiens, accompagnés de scribes, sont venus de loin, de Jérusalem, pour aborder Jésus. Nous assistons, une nouvelle fois, à une confrontation entre eux et Jésus. Et comme c’est souvent le cas, ce sont les pharisiens qui prennent l’initiative de la controverse. Le reproche qu’ils adressent à Jésus concerne ses disciples : ils ne se sont pas lavé les mains avant le repas.

Dans leur zèle pour purifier la religion, les Pharisiens ne peuvent pas tolérer cela, pas parce que les règles de l’hygiène n’étaient pas respectées, bien sûr : à l’époque on ignorait tout des microbes. Non, les Pharisiens ne peuvent pas tolérer cela parce que ne pas se laver les mains avant le repas, c’était se condamner à l’impureté sur le plan religieux.

Cette prescription rituelle ne trouve pas son origine dans la Loi écrite : dans la Torah, il y avait bien une prescription de ce genre, mais elle ne s’appliquait qu’aux prêtres et non à tout le monde. Dans leur souci de purifier la religion, les Pharisiens et leurs semblables l’avaient étendue à tous les fidèles. Cette prescription relevait donc maintenant de la Loi orale. Une prescription de plus, venue s’ajouter à une liste déjà longue.

Alors on pourrait faire une lecture simpliste de cet épisode : cette lecture simpliste consisterait à dire que Jésus récuse la Loi orale, c’est-à-dire la tradition d’interprétation des textes, qu’il remet en question toute forme de tradition.

Mais cette compréhension ne tient pas : Jésus connaît les Ecritures et il les comprend suffisamment pour savoir que ce sont des relectures ; il sait qu’elles résultent d’une série d’interprétations qui se sont faites au fil du temps ; il sait que les textes ont besoin d’être expliqués et interprétés. Non, Jésus ne s’oppose pas au fait qu’il doit y avoir une tradition, qu’il doit y avoir des commentaires des textes. En fait, ce que Jésus dénonce, c’est l’infidélité de l’interprétation pharisienne à l’Esprit qui est à l’œuvre dans ces Ecritures 

Et pour nous protestants, notre lecture des Ecritures repose elle aussi sur une tradition interprétative. La Bible est une œuvre composite, une collection de livres, écrits par plusieurs auteurs, par strates successives, dans un laps de temps relativement long. Dans leur redéfintion de l’Eglise, les Réformateurs ont eu la sagesse et la clairvoyance de ne pas mettre en avant uniquement le Sola Scriptura, l’Ecriture seule, mais aussi le Sola Fide et le Sola Gratia, c’est-à-dire la foi seule et la grâce seule. Pour eux, le Sola Scriptura allait de pair avec le Sola Fide et le Sola Gratia. Leur tradition de lecture nous permet d’interpréter les Ecritures de manière cohérente, dans la mesure où nous considérons que le message évangélique est le message de la grâce.

Certains courants qui se sont reconnus dans le protestantisme après l’époque de la Réforme ont eu tendance à ne plus mettre en avant que l’Ecriture seule, avec pour conséquence une lecture des Ecritures qui avait perdu son sens et sa cohérence, une lecture qui prenait la partie pour le tout, l’accessoire pour l’essentiel. Les Pharisiens étaient déjà tombés dans ce travers, un travers que Jésus ne manquera pas de leur reprocher.

Ainsi, certains passages difficiles de l’Ancien ou même du Nouveau Testament pourraient nous faire passer à côté du message évangélique et nous conduire à des contresens dommageables. En fait, pour lire les Ecritures, nous avons besoin d’un fil conducteur, car il est facile de prendre des détails pour la totalité.

Alors, non, Jésus ne condamne pas la tradition interprétative en tant que telle, au profit d’une religion intérieure. Au profit d’une religion du cœur : Le problème n’est pas la tradition. Ce que veut Jésus, ce n’est pas supprimer la tradition, mais dénoncer la tradition lorsque celle-ci s’est pervertie.

Ce que Jésus condamne, ce sont les commentaires spécifiques de ces Pharisiens et de ces scribes ; ce qu’il condamne, ce sont des interprétations qui s’éloignent du sens et de l’esprit des Ecritures ; ce qu’il condamne, c’est la perversion de la religion ; ce qu’il condamne, ce sont des interprétations qui mettent l’accent sur les œuvres humaines, sur tout ce que doivent faire les hommes pour mériter la clémence de Dieu, comme de se laver rituellement les mains avant chaque repas.

Non, Jésus ne condamne pas la tradition lorsque celle-ci exprime fidèlement le message de grâce que Dieu adresse aux hommes. Et nous, pour notre part, nous pouvons librement nous appuyer sur la tradition, la tradition que nous ont laissée les Réformateurs : les Ecritures seules, mais aussi la foi seule et la grâce seule. Sachons donc veiller sur notre tradition, pour qu’elle soit toujours en accord avec l’Esprit qui nous anime.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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