Marc 9, 38-48 – Les frontières de l’Eglise

Dimanche dernier, vous vous souvenez, nous avons laissé les disciples avec leur souci de savoir qui parmi eux était le plus grand. Nous avions vu le grand décalage qu’il y avait entre ces disciples entièrement tournés vers eux-mêmes, et Jésus qui entrevoyait ses souffrances prochaines. Le passage d’aujourd’hui est la suite immédiate de ce texte. Nous retrouvons les disciples toujours tournés vers eux-mêmes, toujours tournés sur leur petit cercle.

Ici, c’est un des disciples qui se montre perplexe. Ce disciple n’est pas un des moindres, puiqu’il s’agit de Jean. Un homme qui n’appartient pas à leur cercle chasse les esprits mauvais. Comment est-ce possible ? La question de Jean montre une prise de conscience : il se rend compte que la réalité résiste à sa grille de lecture.

Pour lui, il y a le petit groupe des disciples qui suivent Jésus, et puis il y a les autres, tous les autres ; il y a ceux qui sont dans le groupe, et il y a ceux qui sont hors du groupe. C’est blanc ou c’est noir. Sa théorie est simple et rassurante. Le problème, c’est que cette théorie ne parvient pas à rendre compte de la réalité, qui est toujours complexe.

Et la réalité ici, c’est cet homme qui chasse les esprits mauvais sans appartenir au cercle des disciples.

Jean a peut-être une mauvaise interprétation de la réalité, mais il est sur la bonne voie, parce qu’il n’en reste pas là. Sa démarche est saine : il confronte sa théorie à la réalité ; il sent bien qu’il ne peut pas ignorer la réalité ; il sent bien que sa théorie doit s’accorder à la réalité.

Oui, Jean est sur la bonne voie. Son honnêteté intellectuelle va permettre à Jésus de l’aider. Et de fait, Jésus intervient. Il faut dire que l’enjeu est de taille : il s’agit de comprendre ce qu’est la communauté chrétienne, ce qu’est l’Eglise naissante, pourrait-on dire, même si le terme Eglise est anachronique, parce qu’il renvoie à un concept qui n’était pas encore d’actualité.

La question, c’est de savoir comment l’Eglise se constitue. Il y a ceux qui suivent Jésus, le groupe des disciples, et il y a ceux qui sont hostiles à Jésus, ses détracteurs. Mais que faire de ceux qui ne suivent pas Jésus tout en faisant des miracles en son nom ? Ces gens n’entrent dans aucune case préétablie. Ils dérangent. Mais s’ils dérangent, c’est parce qu’on a toujours tendance à vouloir contrôler, maîtriser l’Eglise. Pour cela, il faudrait pouvoir délimiter les frontières de l’Eglise. Ensuite on pourrait dire : il y a ceux qui sont dedans et il y a ceux qui sont dehors.

Au IIIe siècle, un célèbre Père de l’Eglise, Cyprien de Carthage, avait été jusqu’à dire : Hors de l’Eglise, point de salut, une formule qui a connu un grand succès par la suite. Les protestants en savent quelque chose. Selon cette définition, cet homme qui chasse les esprits mauvais ne fait pas partie de l’Eglise.

Mais l’Eglise n’est pas une association humaine comme une autre. Une association humaine se définit autant par les membres qui en font partie que par ceux qui en sont exclus. C’est pourquoi toute association humaine tend à se réaliser au moyen de la violence. C’est la logique du bouc émissaire, qui a été mise en évidence par les travaux de René Girard.

Jésus nous propose un modèle de communauté radicalement différent. L’Eglise ne se définit pas par ceux qui en font partie. Elle ne se définit pas par ses limites, comme un parti politique par exemple, dont les contours sont faciles à tracer, entre ceux qui ont la carte du parti et ceux qui ne l’ont pas.

Ce qui fait l’Eglise, c’est tout autre chose. Ce n’est pas quelque chose de vérifiable, de quantifiable. Ce qui fait l’Eglise, c’est l’écoute de la Parole de Dieu. Calvin dira que partout où nous voyons la Parole de Dieu être purement prêchée et écoutée, les sacrements être administrés selon l’institution de Christ, là il ne faut nullement douter qu’il y ait Église. C’est une définition non restrictive de l’Eglise, et toujours actuelle.

Les Réformateurs ont établi une distinction salutaire : ils ont distingué l’Eglise visible de l’Eglise invisible. L’Eglise visible, c’est tous ceux d’entre nous qui avons demandé à en être membres, tous ceux dont le nom figure sur les listes de l’Eglise. L’Eglise invisible ne coïncide pas tout à fait avec l’Eglise visible : l’Eglise invisible, ce sont toutes les personnes qui accueillent la Parole de Dieu. Peut-être demanderont-elles un jour de faire partie de notre Eglise, peut-être rejoindront-elles une autre Eglise.

Cet homme qui chasse les esprit mauvais, il les chasse au nom de Jésus. Il a donc entendu sa Parole, et cette Parole a eu un effet sur lui. Mais cela relève de Dieu seul. Seul Dieu peut savoir ce qui se passe dans le cœur des gens. Là-dessus, nous n’avons aucune prise. On ne sait pas si cet homme est resté seul ou s’il a rejoint d’autres croyants, mais ce qui est sûr, c’est qu’il fait partie de cette Eglise invisible, dont les contours nous échappent et nous échapperont toujours.

La Parole de Dieu retentit dans notre Eglise, mais cette Parole retentit aussi dans d’autres Eglises, des Eglises qui appartiennent à d’autres dénominations. C’est pourquoi aucune dénomination ne peut prétendre représenter à elle seule la totalité de l’Eglise ; c’est pourquoi toute Eglise digne de ce nom a une vocation œcuménique.

D’ailleurs, les protestants l’ont bien compris, puisqu’ils ont été des pionniers dans le mouvement œcuménique : il y a eu la conférence d’Edimbourg en 1910, cinquante ans avant le concile de Vatican II, où s’est exprimée pour la première fois une vision interconfessionnelle de l’Eglise ; puis il y a eu la création du Conseil Œcuménique des Eglises en 1948, qui a rapproché les protestants et les chrétiens d’Orient.

Ainsi, le modèle de la communauté chrétienne diffère radicalement de toute association humaine. L’Eglise est la seule communauté où il ne s’agit pas de faire telle ou telle chose pour en être membre. Ce n’est pas l’homme qui crée l’Eglise, mais c’est Dieu, par sa Parole.

Cette définition nous montre que l’appartenance à l’Eglise de Jésus-Christ ne repose pas sur nos capacités particulières ou sur nos choix personnels. L’appartenance à l’Eglise ne repose sur rien qui puisse renvoyer à l’homme. Ce n’est pas l’homme qui est à l’oeuvre : c’est la Parole de Dieu, cette Parole de Dieu comparée dans le livre d’Esaïe à la pluie et à la neige, qui viennent des cieux et n’y retournent pas sans avoir fécondée la terre.

Dans ce texte, Jean a le réflexe présent dans toute association humaine, un réflexe naturel. Seulement, ça ne marche pas, parce que l’Eglise n’est pas un groupe humain. L’homme n’en a pas le contrôle. L’Eglise appartient à Dieu et seul Dieu la connaît. Alors que l’Eglise est en germe, ce texte est là pour nous alerter sur ce qui peut la menacer dans son fondement même : la tentation de tracer une frontière rassurante entre ceux du dedans et ceux du dehors. Ce texte nous dit ce que l’Eglise n’est pas : elle n’est pas un cercle fermé sur lui-même, mais une communauté ouverte animée par la seule Parole de Dieu.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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