Matthieu 10, 37-42 – L’amour radical

Cela ne lui ressemble pas : en quatre versets, Jésus emploie huit fois la première personne. Que lui arrive-t-il ? Pourquoi se met-il tout à coup en avant comme le ferait un vulgaire gourou, un vulgaire chef de secte. Que s’est-il passé pour qu’il cherche à attirer autant l’attention de ses disciples sur sa propre personne ?

La première piste qui nous vient peut-être à l’esprit, c’est le premier des dix commandements : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force, et ces passages de l’Ancien Testament qui présente le Dieu des Israélites comme un Dieu jaloux.

On pense aussi au quatrième commandement : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Bien sûr, en disant cela, Jésus ne cherche pas à supprimer le quatrième commandement, qui demande d’honorer son père et sa mère, puisqu’il a lui-même reproché aux pharisiens d’annuler ce commandement. Jésus a toujours eu pour son père et sa mère un attachement filial et il a vécu une trentaine d’années chez eux, à Nazareth. Mais cela ne l’a pas empêché de dire un jour : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? et de laisser entendre que sa véritable famille est constituée de ses disciples.

Le problème de cette piste, c’est qu’avec Jésus nous ne sommes pas dans le strict respect d’observances religieuses. Ce n’est pas cela le message évangélique.

Le contexte religieux de l’époque avait mis l’accent sur une multitude de prescriptions à observer. Au moment où il adresse ces paroles aux disciples, Jésus est sur le point de les envoyer en mission, et leur mission sera d’une tout autre nature, où l’amour supplantera l’observance de préceptes. Si ce passage est radical, comme beaucoup d’autre dans cet Evangile de Matthieu, ce n’est que pour l’amour de Dieu poussé à son extrême limite.

En fait, nous le savons bien, Jésus n’a rien d’un gourou ou d’un chef de secte égocentrique qui voudrait capter toute l’attention de ses disciples sur sa propre personne. Il a un autre objectif, un objectif qui ne contredit pas le message évangélique.

Si nous lisons avec attention notre texte, nous voyons que Jésus parle d’une seule chose : de l’amour. Pour en parler, l’Evangile a coutume d’employer deux verbes, alors qu’en français nous n’avons qu’un seul mot. Ces deux verbes sont philein et agapân.

Le premier, philein, désigne un amour fondé sur le sentiment, un amour dépendant de la personne qui l’inspire : les membres de la famille ou les amis. C’est un amour naturel : on aime sa famille parce qu’elle nous construit, on aime ses amis parce qu’on trouve chez eux des intérêts partagés. C’est l’amour philia.

Le second, agapân, exprime un amour d’une tout autre nature, un amour qui dépend non pas de la personne aimée, mais de la personne qui aime. C’est l’amour agapê.

C’est de cet amour que parle l’apôtre Paul dans son épître aux Corinthiens, quand il dit : L’amour prend patience, l’amour rend service, l’amour ne jalouse pas, il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil, il ne fait rien d’inconvenant, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’emporte pas, il n’entretient pas de rancune, il ne réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai, il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais.

Quand l’Evangéliste met dans la bouche de Jésus le verbe aimer, il choisit philein. Pour Jésus, cet amour n’est pas négatif, mais il veut montrer à ses disciples qu’il existe une autre façon d’aimer, supérieure à la première, parce que c’est celle de Dieu. C’est pourquoi il nous invite à dépasser nos attachements sentimentaux, sans les renier, mais en leur donnant une nouvelle dimension.

En fait, Dieu n’est pas un Dieu pervers. Mettre Dieu avant toute autre relation humaine, c’est se donner toutes les chances pour que cette relation soit une relation de qualité. Cet amour-là est plus fiable et plus solide que le premier. L’amour agapê est plus fiable et plus solide que l’amour philia.

Oui, l’amour agapê est plus fiable et plus solide, parce que mettre Dieu à la première place dans toutes nos relations humaines, c’est éviter qu’une de ces relations tourne à l’idolâtrie. C’est bien l’avis de l’écrivain Christian Bobin, quand il dit : Si Dieu n’est pas dans nos histoires d’amour, alors nos histoires ternissent, s’effritent et s’effondrent.

Qu’il s’agisse les relations entre les parents et les enfants, ou les relations entre conjoints, nous ne savons pas si elles réussiront. Une bonne éducation n’est pas la garantie que l’enfant ne tournera pas mal, un amour attentif pour son conjoint n’est pas la garantie que le mariage n’échouera pas, parce que nous ne maîtrisons pas l’autre, il n’est pas une marionnette, il a sa liberté. Si nous avons tout misé sur ces relations humaines, nous serons désemparés.

Et puis il y a autre chose encore. La semaine dernière, nous avions vu que le croyant avait un message à transmettre. Et aujourd’hui, dans notre passage, le disciple est qualifié de « petit », et c’est à lui que l’on donne à boire. Curieux paradoxe ! Il détient la vérité et il est invité à l’humilité.

Comment comprendre cela, sinon que la vérité est liée à cette humilité. Si le disciple se présente comme celui qui sait tout, il court le risque de passer à côté du message qu’il veut transmettre, dans la mesure où Jésus s’est distingué par son humilité. Cette humilité permet de plus grandes chances de réussite à nos relations humaines. L’amour agapê repose sur cette humilité, cette humilité qui traverse tout le texte de l’apôtre Paul et qui coupe court à toute dispute, à tout conflit, parce qu’il est respectueux de l’autre.

C’est à cet amour agapê que Jésus se réfère lorsqu’il parle de prendre sa croix pour le suivre. Porter sa croix, c’était servir d’exemple, montrer à tout le monde que finalement on était de nouveau soumis à l’autorité romaine contre laquelle on s’était révolté. Porter sa croix, cela ne renvoie pas à la croix de Jésus, mais à une obéissance sans failles.

Et je terminerai avec cette citation du théologien orthodoxe Bertrand Vergely : Vouloir, c’est vouloir à nouveau, et commencer, c’est recommencer. Il n’y a pas de commencement, pas de volonté, sans un rapport à la fidélité, qui est l’art des recommencements.

Jésus invite ses disciples à un amour fondé sur la volonté. Cet amour fondé sur la volonté, c’est l’amour radical ; cet amour fondé sur la volonté, c’est l’amour agapè. 

Amen.

Bernard Mourou

 

 

 

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