Matthieu 14, 13-21 – La multiplication des pains

Ces mois d’été sont pour beaucoup d’entre nous synonymes de vacances et de repos. Mais ils nous font voir aussi avec plus d’acuité combien nos vies sont remplies de toutes sortes d’activités le reste de l’année. Et puis il y a aussi tous ceux qui n’arrivent pas à s’arrêter même pendant les vacances, des personnes qui n’arrivent plus à ralentir leur rythme de vie, parce que le travail et les activités de toutes sortes peuvent avoir l’effet d’une drogue.

C’est une banalité de dire que notre société est stressante. Le stress auquel nous sommes confrontés a certainement plusieurs causes : un individualisme exacerbé, qui isole les individus dans leurs difficultés ; un rythme de vie toujours plus rapide ; une obligation croissante de répondre à des exigences multiples et souvent contradictoires. Mais il peut aussi s’expliquer par une technique devenue complexe et impossible à maîtriser : nous avons besoin de spécialistes, de techniciens, pour résoudre des problèmes de la vie de tous les jours.

Alors nous pouvons avoir la nostalgie de l’époque où la société offrait plus de stabilité, de l’époque où tout évoluait lentement. Dans ce monde d’autrefois, dans le monde rural d’avant, l’impression de maîtriser les choses était plus grande ; beaucoup de gens vivaient de la terre ; ils avaient une certaine autonomie, et quant il s’agissait de fabriquer, de construire ou de réparer quelque chose, ils pouvaient compter sur eux-mêmes ou sur leurs voisins. Aujourd’hui, ce mode de vie a disparu, et nous nous sentons parfois impuissant, démunis, devant une technique qui nous échappe et que nous ne maîtrisons plus. Pourtant, si le cultivateur d’autrefois maîtrisait certainement plus de choses dans sa vie quotidienne que nous aujourd’hui, il ne maîtrisait quand même pas tout : Il était dépendant des conditions météorologiques, de sorte qu’une année pouvait être bonne et l’autre pas.

Oui, c’est le propre de la condition humaine de ne pas tout maîtriser, et nos vies sont parfois marquées par l’imprévu. Certains diront que sans imprévu nos vies seraient tristes et monotones. Et c’est vrai qu’une bonne surprise met du piment dans nos vies ; une bonne surprise nous empêche de nous ennuyer. Comme la vie serait insupportable si tout était prévu d’avance !

Mais ça, c’est facile de le dire pour les bonnes surprises. Et quand il s’agit d’une mauvaise surprise, qu’en est-il ? Que faisons-nous des imprévus qui entraînent des conséquences fâcheuses ? Que faisons-nous lorsque nos plans sont contrariés ? Que faisons-nous lorsque nous avons un contretemps ? Que faisons-nous lorsque nous ou nos proches sont touchés par la maladie ? Chacun connaît les imprévus qu’il a dû affronter dans sa vie, ou peut-être qu’il affronte, aujourd’hui même.

Notre texte nous raconte une série d’imprévus, une suite d’événements fâcheux.

Le premier imprévu dans notre texte, c’est la mort de Jean-Baptiste. Sans la mort de Jean-Baptiste, rien de tout ce qui nous est raconté ici ne serait arrivé.

Vous le savez, Jean-Baptiste jouissait une grande popularité parmi le peuple ; comme Jésus, il attirait les foules ; il avait ses disciples. Pour beaucoup il incarnait un espoir, l’espoir d’un renouveau pour le peuple. On pensait qu’avec lui le pays retrouverait son indépendance, que toutes choses seraient rétablies selon le plan de Dieu. Et voici que tombe la nouvelle de sa mort. On le comprend, la déception est immense.

Matthieu nous a raconté, quelques chapitres auparavant, que Jean-Baptiste avait déjà été emprisonné. Mais certains pouvaient penser qu’un miracle aurait lieu, que Jean-Baptiste serait finalement libéré, lui qui avait cette grande mission à accomplir. Et puis non, Jean-Baptiste trouve la mort, une mort absurde, et une mort qui met un terme, de manière cruelle, à l’espérance de beaucoup.

Face à la mort de Jean-Baptiste, Jésus régit exactement comme il avait réagi quand celui-ci avait été mis en prison : quand Jean-Baptiste avait été mis en prison, Jésus s’était retiré en Galilée ; cette fois-ci, il monte seul dans une barque pour aller se retirer dans un lieu désert. On comprend qu’une fois encore il a besoin de faire le point. On le sent profondément affecté par le manque de cohérence des derniers événements. Il n’est pas épargné par le doute, par le questionnement. Il a besoin de prendre un temps pour essayer de comprendre ce qui semble absurde. C’est pour cela qu’il prend du recul. Qu’il se retire dans un lieu désert.

Mais aussitôt qu’il accoste avec sa barque – et c’est le deuxième événement imprévu –, son projet de ressourcement est compromis : tous ces gens qui ont perdu leur raison d’espérer, tous ces gens désemparées, ont suivi la barque des yeux en marchant le long de la rive pour voir où elle accosterait. Maintenant qu’ils n’ont plus Jean-Baptiste, ils tournent leur espoir vers Jésus. C’est une foule énorme : l’équivalent de toute la population de Manosque. Et là, Jésus interrompt sa réflexion et leur vient en aide, parce que cette foule lui inspire une profonde pitié, une profonde compassion.

Alors il se met à s’occuper de ces gens et à guérir les malades qui s’y trouvent – et là survient un troisième imprévu : dans cet endroit désert, à l’écart de tout, on s’aperçoit que ces gens n’ont rien à manger. Dans leur quête improvisée, ils n’ont rien prévu.

Alors Jésus invite ses disciples à voir ce qu’ils peuvent faire avec les moyens du bord. Les disciples font le compte des ressources disponibles : cinq pains, deux poissons. C’est dérisoire, ridicule, et en plus c’est disparate, comme le sont souvent nos pauvres moyens humains : il y a plus de pains que de poissons ; cela suffirait juste pour deux personnes : elles auraient un poisson chacune. L’impression d’absurdité persiste, et tout le monde pourrait se laisser aller au découragement.

Mais non, finalement, chacun a un véritable repas. Et ce repas est mis en scène par l’Evangéliste comme le repas de la Cène qui sera raconté douze chapitres plus tard ; le texte est construit de la même façon : Jésus prit les pains, il prononça la bénédiction, il les rompit et les donna aux disciples.

Dans ce texte il n’est pas question d’enseignement, en tous cas le texte n’en parle pas : du début à la fin, Jésus ne s’occupe que des besoins physiques des personnes : d’abord il guérit les malades, puis il donne à tout ce monde de quoi manger. L’imprévu, c’est aussi le pauvre, le nécessiteux, qui vient s’adresser à nous alors que nous n’y sommes pas préparés, alors que nous ne sommes pas forcément disponibles.

Cette histoire, malgré la mort de Jean-Baptiste, malgré la suite d’imprévus, cette histoire qui avait mal commencé se termine bien : pour cette foule, Jésus prend la suite de Jean-Baptiste ; il redonne à ces gens l’espoir qu’ils avaient perdu ; chacun va pouvoir rentrer chez lui réconforté et rassasié ; il y aura même des restes.

Alors interrogeons-nous : Qu’est-ce qui fait que cette suite d’imprévus se termine bien ?

D’abord il y a la disponibilité, la souplesse, de Jésus, qui devant le besoin de ces gens renonce à son désir initial de se retirer pour être seul. Jésus peut changer ses plans. Il a cette capacité d’adaptation, cette souplesse. Il est attentif et disponible aux besoins des gens qu’ils voit.

Ensuite il y a la volonté de Jésus d’inviter ses disciples à faire avec les moyens qui sont à leur disposition, de faire avec les moyens du bord. Et d’abord de voir la réalité des choses, avec tout ce que cette réalité peut avoir de décevant, de frustrant, d’insuffisant. Il les invite, et nous avec eux, à partir du réel et non d’un idéal illusoire et trompeur.

Enfin il y a la capacité de Jésus de ne pas se focaliser sur ce qui manque, mais sur ce qui est là, disponible, à se focaliser sur ce qui est de l’ordre du possible. Et dans les pires difficultés, nous avons tous des ressources, aussi dérisoires, aussi insuffisantes soient-elles. Nous avons tous des moyens à notre disposition, des moyens que nous pouvons utiliser sans attendre. Même si nos ressources nous paraissent ridicules, même si elles ne nous satisfont pas, elles ont l’énorme avantage d’être là, d’exister.

Mais par dessus tout cela, il y a, chez les foules, une faim et une soif spirituelle. Cette faim et cette soif animent et déplacent ces gens. Cette faim et cette soif spirituelle les rend même capables de quitter leurs villes, de parcourir des kilomètres à pied, jusqu’à arriver dans un lieu désert, sans avoir rien prévu pour manger, parce que leur préoccupation est ailleurs. Ces gens ont tenu compte d’abord de leurs besoins spirituels, mais leurs besoins matériels sont quand même pourvus.

Finalement, cette succession d’imprévus n’a pas débouché sur une impasse, mais un chemin s’est ouvert. Un chemin peut-être différent de celui que l’on aurait attendu au début, mais c’était le chemin de Dieu. Ce texte nous invite, face aux imprévus de la vie, à ne pas nous figer dans nos attentes, mais à être souples et disponibles. Il nous invite aussi à ne pas refuser de voir la réalité en face, telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle peut avoir de décevant. Il nous invite à ne pas nous focaliser sur ce qui nous manque, sur ce que nous n’avons pas, mais sur ce que nous avons. Et ce que nous avons sera suffisant pour faire face à l’imprévu dans nos vies. Alors ainsi nous pourrons accueillir l’inattendu de Dieu.

Amen.

Bernard Mourou

 

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