Matthieu 16, 21-27 – La tentation de Pierre

Si vous avez gardé à l’esprit l’épisode qui précède ce passage, vous vous souvenez que Pierre vient de reconnaître Jésus comme le Christ, le Fils du Dieu vivant, et que pour cela il a reçu des louanges et des promesses de la part de Jésus. Et maintenant, ne voilà-t-il pas que ce même Pierre est traité par Jésus de satan. Que s’est-il passé ? Jésus serait-il aussi changeant que Pierre. Jésus serait-il lunatique, capricieux ? Car enfin, comment ne pas être étonné par ce revirement, par cette rebuffade de Jésus à l’égard de Pierre : lui, le premier à avoir confessé Jésus comme le Christ devant les autres disciples, se voit, l’instant d’après, traité de satan par le Christ lui-même.

Etre traité de satan, c’est l’accusation la plus grave qu’on puisse faire à un disciple du Christ. Dans tout l’Evangile de Matthieu, cela n’arrive à aucun autre disciple, pas même à Judas. Si Pierre lui-même est traité de satan, qu’est-ce qui sera réservé aux autres ? Aucun disciple ne peut-il trouver grâce aux yeux de Jésus ? Tout cela pour avoir voulu protéger Jésus, tout cela parce qu’il est insupportable à Pierre d’entendre Jésus annoncer ses souffrances et sa mort prochaines. Cela partait d’un bon sentiment, après tout. Y a-t-il de quoi donner lieu à une pareille réprimande ? N’y a-t-il pas une injustice dans le traitement infligé à Pierre ? En tous cas, cette réaction paraît surprenante tant elle semble disproportionnée. Mais dans les Ecritures, tout ce qui nous surprend vaut la peine qu’on se penche dessus, parce qu’il s’y cache une révélation.

D’abord disons quelques mots de ce terme satan. La culture occidentale, au cours des siècles, a élaboré tout un imaginaire sur le diable, avec des représentations que nous avons tous à l’esprit et sur lesquelles je ne reviendrai pas. Notons simplement que dans les Ecritures, le mot satan n’est jamais un nom propre, un nom de personnage, mais que c’est un nom commun, un nom qui renvoie à la notion d’hostilité. En fait, satan, c’est l’adversaire, l’ennemi, l’accusateur public.

Voyons maintenant ce qui déclenche cette vive réaction de la part de Jésus, ce qui fait que tout à coup Pierre devient l’adversaire par excellence, l’adversaire avec un grand A. Voyons ce qui ne va pas dans son attitude.

La première chose, c’est que Pierre a une écoute imparfaite. Dans ce qu’annonce Jésus, il entend le début : la souffrance de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, et la mise à mort à mort. Mais il s’arrête là. A un certain moment il n’arrive plus à entendre la suite. C’est comme si tout à coup il devenait inattentif, comme s’il avait une écoute sélective. Parfois, nous avons tendance à ne retenir que ce qui nous plaît, mais là c’est l’inverse qui se passe : dans ce que dit Jésus, Pierre ne retient que ce qui le heurte, que ce qui lui pose un problème, que ce avec quoi il n’est pas d’accord. Donc il ne retient qu’une parie du message, il se focalise sur les éléments négatifs.

Or, si Jésus annonce sa passion, ses souffrances et sa mise à mort, il ne s’en tient pas là : il annonce aussi sa résurrection. Pourquoi Pierre n’entend-il pas cela aussi ? La résurrection serait-elle un concept étranger pour lui ? Pourtant, la notion de résurrection était bien présente dans le judaïsme tardif. A l’époque de Jésus, les Juifs dans leur ensemble admettaient l’idée de résurrection. Certes pas tous les Juifs : pas les sadducéens, c’est-à-dire la caste des grands-prêtres, eux n’y croyaient pas. Mais Pierre n’appartenait pas à ce monde des grands-prêtres.

Est-ce ce qui lui paraît inacceptable l’empêche d’écouter la suite du discours ? Est-ce qu’il se focalise immédiatement là-dessus et reste bloqué sur ce qui est de l’ordre de l’inacceptable ? Le fait est qu’il s’arrête à la mort de Jésus. Mais s’arrêter à la mort de Jésus, s’arrêter à la Croix, ce n’est l’Evangile. L’Evangile, c’est l’annonce de la mort et de la résurrection du Christ. Les deux vont ensemble. On ne peut pas les dissocier. L’apôtre Paul dira aux Corinthiens que si Christ n’est pas ressuscité, leur foi est illusoire, qu’ils sont encore dans leurs péchés.

Ensuite, il y a une deuxième chose qui ne va pas, et celle-ci est plus grave : nous voyons que Pierre se met à penser à la place de Dieu, en disant : Non, cela ne t’arrivera pas ! C’est comme s’il s’érigeait en juge du bien et du mal. Et Jésus le lui dit clairement : Tes vues ne sont pas celles de Dieu.

Le problème de Pierre, c’est qu’il a la prétention de savoir mieux que Jésus ce qu’il doit faire ou ne pas faire. De là à se prendre pour Dieu, il n’y a qu’un pas. Les récentes louanges de Jésus à son égard y sont-elles pour quelque chose ? Se croit-il déjà arrivé ? En tous cas, Pierre érige ses propres conceptions en norme absolue. Il est dans l’incapacité d’entendre une autre voix que la sienne, il est enfermé dans sa propre subjectivité, dans sa propre compréhension des choses. Il décide de ce qui est bien et de ce qui est mal pour Jésus.

Et cela nous rappelle le début du livre de la Genèse. Les difficultés ont commencé lorsque Adam et Eve ont mangé le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Prétendre connaître ce qui est bien et ce qui est mal, n’est-ce pas le début d’une vie détachée de Dieu. L’être humain peut-il savoir de manière définitive ce qui est bien et ce qui est mal ? L’être humain a-t-il la capacité d’avoir un point de vue ultime et définitif sur ce qu’il vit ? Pierre se place dans cette perspective. Les meilleures intentions peuvent avoir les pires conséquences.

Donc une écoute imparfaite, parasitée par sa propre subjectivité, un jugement faussé, lui aussi, à cause de cette subjectivité. Mais n’accusons pas Pierre trop vite : cela ne nous arrive-t-il pas de temps à autre d’être pris dans notre propre subjectivité ? C’est souvent insidieux. Nous ne nous en rendons même pas compte, justement parce que nous sommes pris par nos propres pensées et nos propres raisonnements. Et alors nous n’entendons plus que notre propre voix intérieure. Il n’y a alors plus de place pour une autre voix que la nôtre, pour une voix extérieure à la nôtre : la voix de Dieu ou la voix des autres.

Alors face à cette situation qui ne concerne pas que Pierre, mais qui nous concerne tous, voyons comment Jésus réagit, et voyons la solution qu’il apporte.

Pour cela, examinons d’abord ce qu’il dit. Nous sommes habitués à la traduction Arrière, satan ! Mais ce n’est pas ce que dit Jésus. Jésus dit Va-t-en ! Derrière moi, satan ! Pourquoi dit-il cela ? Va-t’en, c’est la parole que Jésus avait déjà dite à satan dans la tentation au désert, et qui avait mis un terme aux tentations Mais ici, pour Pierre, Jésus rajoute Derrière moi ! Il lui indique la place qu’il doit tenir : la place de Pierre est derrière Jésus. Il ne doit pas interférer dans la relation entre Jésus et son Père, il ne doit pas couper cette relation. C’est une manière de lui dire que lui, Jésus, est le seul chemin vers le Père.

La parole de Pierre, si Jésus l’avait écoutée, aurait eu des conséquences incalculables : elle aurait rompu la relation entre Jésus et son Père. L’enjeu est exactement le même que lors de la tentation au désert. Mais si Pierre passe derrière, cette relation entre Jésus et son Père reste intacte. Dans la nouvelle configuration que Jésus instaure, Pierre ne se trouve plus entre Jésus et son Père, mais derrière Jésus, en relation directe avec Jésus, qui est lui-même en relation directe avec son Père.

Alors, pourquoi Jésus a-t-il cette réaction virulente à l’égard de Pierre ? Maintenant nous avons la réponse : sans le vouloir et sans en être conscient, Pierre menaçait la relation entre Jésus et son Père. Il faisait courir à Jésus exactement le même risque qu’il avait couru lors de la tentation au désert. Si Jésus avait écouté Pierre, l’œuvre de salut en faveur de tous les hommes aurait été définitivement compromise.

Penser à la place de Dieu plutôt que comme Dieu, prétendre, comme Pierre, mieux savoir ce que Dieu devrait faire dans nos vies et dans ce monde, et nous laisser submerger par l’insatisfaction, cela ne nous arrive-t-il pas à chacun de nous, à un moment ou à un autre ? Il n’est pas simple de sortir de nos schémas de pensées, de nos grilles de lecture, et de nous laisser rencontrer par une pensée différente de la nôtre. Nous ne comprenons pas toujours les desseins de Dieu pour nous, pour nos proches ou pour le monde. Et c’est plus facile d’écouter notre propre voix plutôt que celle de Dieu. Notre bon sens, nos interprétations, notre perception des choses, peuvent s’interposer entre nous et Dieu, peuvent se révéler contraires aux desseins de Dieu. Mais rappelons-nous que, comme Pierre, nous n’avons pas le point de vue ultime et définitif sur les événements que nous vivons.

Et quand nous nous confions plus à nos propres raisonnements qu’à Dieu, Jésus nous donne la solution. C’est la même que l’apôtre Paul propose aux Romains, dans le passage que nous avons lu : il leur demande d’être transformés par le renouvellement de leur intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait. Si nous nous plaçons derrière Jésus-Christ, à sa suite, alors il sera un intermédiaire entre nous et le Père. Cette histoire est là pour nous rappeler où est notre place : derrière Jésus., à sa suite.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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