Matthieu 20, 1-16 – Les ouvriers de la onzième heure

Les ouvriers de la onzième heure : une parabole qui ne figure que dans l’Evangile de Matthieu, et pourtant elle a marqué les esprits, au point de devenir une expression. L’ouvrier de la onzième heure, dans notre langage courant, c’est celui qui n’en fait pas beaucoup, celui qui vient quand le travail est fini. Dans l’Evangile de Matthieu, cette parabole est la dernière de Jésus avant son entrée à Jérusalem.

Cette parabole met en présence un viticulteur et des ouvriers agricoles, loués à la journée. Aujourd’hui, ces ouvriers pointeraient à Pôle emploi, mais à l’époque, ils se réunissaient chaque matin sur la place de la ville, dans l’espoir d’être embauchés. Cette pratique a cours encore aujourd’hui dans certains pays du Moyen-Orient, comme en Iran. La propriété du viticulteur est suffisamment grande pour que plusieurs ouvriers puissent y travailler, au moins dix, et sans doute plus.

Notre histoire commence tout à fait normalement : le matin, à la première heure, c’est-à-dire vers 6 h, le viticulteur va sur la place de la ville pour embaucher des ouvriers à la journée, comme cela se faisait à l’époque. Il s’entend avec eux sur le salaire de la journée : il leur donnera un denier. Un denier, cela permettait à une famille de quatre personnes de vivre pendant une journée. Donc un salaire « normal », rien d’excessif. Le propriétaire ne montre pas une générosité particulière. Il semble tout à fait soucieux de son argent pour en tirer profit.

Et puis il se passe quelque chose, quelque chose d’un peu bizarre, quelque chose qui pourrait passer inaperçu : trois heures plus tard, c’est-à-dire vers 9 h du matin, notre viticulteur va chercher d’autres ouvriers. On pourrait penser qu’il a mal évalué le travail à faire, qu’il s’est trompé sur le nombre d’ouvriers à embaucher. Mais non, ce n’est pas ça. La raison nous est donnée par le texte : sa seule motivation est que les ouvriers sont sur la place sans rien faire. Voilà quelqu’un qui n’aime pas l’oisiveté. Mais après tout, il y a des personnes comme ça. Nous en connaissons tous, des personnes qui ne supportent pas de voir quelqu’un désoeuvré. Elles disent que l’oisiveté est la mère de tous les vices. Ce qui est sûr c’est que l’oisiveté, cela veut dire un travail qui n’avance pas. Tous ceux qui recherchent l’efficacité veulent la combattre. Notre viticulteur reste donc dans son rôle.

Mais un autre élément, encore un peu plus bizarre, vient s’ajouter, quelque chose qui vient rompre la logique du texte : tout à coup, il n’y a plus de contrat entre le propriétaire et ces ouvriers qu’il embauche à la troisième heure : Je vous donnerai ce qui est juste, leur dit-il. C’est tout. Ces ouvriers de la troisième heure ne savent pas pour quel salaire ils travaillent. Ils savent juste qu’ils auront un salaire équitable. Imaginons un entretien d’embauche où l’employeur dirait : « Vous aurez un salaire équitable ». Je pense que le postulant demanderait : « Dites-moi combien je vais gagner. »

Nous le voyons, nous ne sommes plus dans la logique du début, nous ne sommes plus dans une logique économique. Le texte bascule imperceptiblement. Déjà pour ces ouvriers de la troisième heure, il n’y a plus de contrat chiffré. Et puis au fil de l’histoire, nous voyons que le propriétaire dévoile de moins en moins ses intentions. Un certain flou commence à s’installer. Imperceptiblement, la relation de travail devient complètement différente de celle du début : pour les ouvriers de la onzième heure, non seulement il n’y aura plus de contrat, mais le propriétaire ne leur promettra même rien du tout. Imperceptiblement, le contrat de travail a fait place à la confiance, une confiance aveugle. Nous imaginons les bonds que feraient les syndicats aujourd’hui devant une telle situation.

Et puis ce n’est pas tout : notre viticulteur a une attitude bien contradictoire, une attitude qui ne peut que favoriser la paresse : la prochaine fois, les ouvriers risquent bien de ne venir travailler que quelques minutes avant la fin de la journée. Pourquoi se fatigueraient-ils, puisque de toutes façons ils auront le même salaire que les autres. Un économiste dirait que cet entrepreneur est un mauvais investisseur : il dépense plus que nécessaire, et en plus c’est contre-productif. Non, vraiment, il n’y entend rien : il aurait dû simplement les payer tant de l’heure, appliquer une règle commune à tous, pour que chacun s’y retrouve. Mais là, c’est n’importe quoi !

Nous l’avions compris, cette parabole n’est pas destinée à être utilisée dans un stage de management. Elle ne donne aucun conseil pratique, ni sur les relations sociales, ni sur l’économie, ni sur la viticulture. C’est du Royaume de Dieu qu’elle veut nous parler. Dès le début il nous est dit : Voici à quoi le règne des cieux est semblable. C’est une parabole du Royaume.

Reprenons. D’abord nous avons un propriétaire qui ne se conforme à aucune règle établie, à aucune règle qui s’appliquerait à tous. (Il est appelé maître de maison, en grec oikodespotês, d’où vient notre mot despote). Ensuite nous avons des ouvriers embauchés à différentes heures de la journée, des ouvriers plutôt dociles. Enfin nous avons une vigne, une vigne qui bien sûr nous évoque la vigne du Seigneur. Une première interprétation nous vient à l’esprit : cette parabole veut nous dire qu’il y a un privilège à avoir travaillé dans la vigne du Seigneur pendant de longues années, c’est-à-dire d’avoir été dans l’Eglise depuis son plus jeune âge. Cette interprétation n’est pas fausse, bien sûr.

Mais si nous nous replaçons dans le contexte de l’époque, ça ne peut pas être le sens premier de cette parabole. En effet, Jésus s’adresse d’abord aux juifs. Par conséquent les ouvriers de la première heure, dans ce contexte, ce sont les premiers bénéficiaires de l’alliance : Noé, les patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Et enfin, à la fin de l’histoire, il y a ces ouvriers de la onzième heure. Ces ouvriers de la onzième heure, qui viennent après, ce sont tous ceux qui ont cru en Jésus-Christ, juifs et non-juifs, dans ces temps de la fin. N’oublions pas que les temps de la fin, pour les textes du Nouveau Testament, ont commencé avec la résurrection de Jésus-Christ.

Ces ouvriers de la onzième heure, c’est donc aussi nous, qui avons reconnu Jésus-Christ. Alors cela vaut la peine de leur accorder toute notre attention. Deux choses nous frappent chez eux :

  • La première chose, c’est que ces ouvriers de la onzième heure ne se préoccupent absolument pas de leur salaire. Ils ignorent ce qu’ils vont gagner. Il ne leur est même pas dit, comme aux ouvriers de la troisième heure, que leur salaire sera un salaire juste. Mais ils se mettent quand même au travail. Ils sont désintéressés. Il font entièrement confiance au propriétaire, ils le croient sur parole. Ils auront la bonne surprise de recevoir bien plus qu’ils pouvaient espérer, dix fois plus.
  • La seconde chose que nous pouvons observer chez ces ouvriers de la onzième heure, c’est leur honnêteté : ils reconnaissent humblement que personne n’a voulu d’eux. Ils ne cherchent pas à se mettre faussement en avant, ils ne cherchent pas à cacher leur faiblesse. Devant le propriétaire, ils sont sans fraude.

Dans notre monde, tout s’achète, tout se mérite. Dans notre monde, la justice veut que chacun reçoive en proportion de ce qu’il a fait, dans une relation de donnant-donnant. Notre monde ne comprend pas bien la gratuité. Dans cette perspective, la grâce de Dieu peut nous paraître injuste, parce qu’elle ne se fonde pas sur notre propre conception de la justice. Mais Jésus nous parle d’un autre monde, un monde où tout est grâce. Jésus nous parle du Royaume de Dieu.

Alors oui, nous sommes tous ces ouvriers de la onzième heure, que nous ayons grandi dans l’Eglise dès notre plus jeune âge, ou que nous ayons rejoint l’Eglise à l’âge mûr. Comme ces ouvriers de la onzième heure, venons à Dieu sans attendre un salaire, mais simplement parce que nous savons qu’il est digne de confiance, qu’il tient sa parole. Et venons à lui tels que nous sommes, sans lui cacher nos faiblesses et nos insuffisances. Venons à lui comme ces ouvriers qui reconnaissent humblement que personne n’a voulu d’eux. Oui, qui que nous soyons, nous sommes tous ces ouvriers de la onzième heure. Nous sommes tous dépendants de la seule grâce de Dieu.

Amen.

Bernard Mourou

 

Contact