Matthieu 21, 28-32 – Les paroles et les actes

Voici une petite histoire qui paraît toute simple : un père et ses deux fils ; le père demande à ses fils d’aller travailler dans sa vigne ; un des fils dit non, puis il change d’avis et il y va ; l’autre fils dit oui, mais il n’y va pas.

Le sens de cette histoire n’est-il pas évident ? Il y aurait un « bon fils », qui n’a pas très envie de travailler dans la vigne, mais qui se repent et finit par faire ce qui lui est demandé, et un « mauvais fils », qui dit bien vouloir travailler dans la vigne mais qui ne tient pas sa promesse. Le premier manque d’enthousiasme, le second ne tient pas ses engagements. Le sens de cette histoire, ce serait que seuls les actes comptent. Donc une histoire quelque peu moralisatrice. Mais méfions-nous des apparences : cette histoire n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

D’abord, si l’on examine le texte grec qui nous a été transmis, on voit qu’il existe une autre version de ce passage. Dans cette version, le bon fils c’est celui qui dit oui et qui ne va travailler pas dans la vigne. Et cette version ne se trouve pas dans des manuscrits tardifs, mais au contraire dans des manuscrits très fiables, tout à fait dignes de confiance. Comme si, dès les premiers temps de l’Eglise, ce texte avait dérangé ceux qui l’ont recopié, comme si certains copistes avaient été gênés par la morale de cette histoire, au point de conclure à une erreur et de rectifier le texte en conséquence. Et nous ne pouvons même pas aller voir dans un autre Evangile comment ce texte a été transmis, parce que ce passage ne se trouve que dans l’Evangile de Matthieu.

Pour ma part, je crois que lorsque nous lisons un texte biblique nous n’avons pas à craindre ce qui nous dérange, au contraire. Un texte trop lisse ne nous apportera pas grand-chose. C’est quand un texte nous surprend, quand il prend le contre-pied de ce que nous pensons, qu’il peut nous faire découvrir quelque chose pour nos vies.

D’ailleurs, la morale de cette histoire ne semble pas avoir dérangé seulement les copistes, mais plus près de nous elle semble avoir dérangé aussi les traducteurs de la Bible. La plupart des versions de nos Bibles s’écartent du texte original : elles utilisent le mot père là où en grec on trouve le mot homme, et le mot fils là où le grec a le mot enfant. En plus, dans le texte grec, l’homme ne s’adresse pas au fils en lui disant Mon enfant, comme le rendent la plupart de nos versions, mais en lui disant simplement Enfant. Cela donne : Un père avait deux fils. S’approchant du premier, il dit : « Mon enfant, etc », alors qu’en grec on a : Un homme avait deux enfants. S’approchant du premier, il dit : « Enfant, etc ». Ce n’est pas une petite différence. Le mot père n’apparaît qu’une seule fois, à la fin, dans la question de Jésus : Lequel des deux a fait la volonté du père, pas avant. C’est comme si les traducteurs avaient cherché à arranger ce qui pouvait passer pour une maladresse. Mais justement, est-ce vraiment une maladresse ?

Alors je vous propose d’aborder ce texte, avec ses rugosités, dans sa version qui nous dérange le plus : là où nous percevons un côté moralisateur.

Examinons les mots utilisés. Dans ce texte il n’est pas question d’un père, mais d’un homme. Il n’est pas question de deux fils mais de deux enfants. L’absence de toute relation de paternité est frappante. L’Evangéliste a cherché à gommer toute idée de paternité, toute idée de filiation. Cela nous est confirmé par ce que dit le second fils : le second fils n’appelle pas cet homme Père, mais il l’appelle Maître, comme s’il s’adressait à un employeur. Des relations étranges, donc, des relations contre nature.

Pourtant, à la fin, cet homme finit par être nommé père. S’il n’est pas appelé père avant, c’est parce que ses enfants ne le regardent pas comme un père. C’est le regard de ces deux fils sur leur père qui détermine le choix des mots.

Quant au terme repentance ou repentir, qui figure dans beaucoup de nos traductions, il introduit une connotation morale là où il est simplement dit que le premier fils change d’avis.

Maintenant que nous avons examiné les mots, regardons le contexte. Jésus ne s’adresse pas à ses disciples, comme nous pourrions le croire : il s’adresse aux chefs religieux juifs, dans le Temple. C’est à eux qu’il raconte cette histoire, dans un contexte polémique. Jésus leur donne en exemple les collecteurs de d’impôts et les prostitués.

Et si Jésus avait voulu mettre le doigt sur le point faible de ces chefs religieux ? Si leur réponse les condamnait d’office, non parce qu’ils auraient choisi la mauvaise réponse, mais parce qu’il n’y a pas de bonne réponse ? Si la bonne réponse, c’était justement de s’abstenir de donner une réponse ?  De s’abstenir de choisir entre un fils qui manque d’enthousiasme et un fils qui ne tient pas parole ? Si ce qui condamnait ces chefs religieux, ce n’était pas le fait de prendre parti pour l’un ou pour l’autre des deux fils, mais le simple fait d’accepter l’idée qu’il pourrait y avoir une réponse à cette question, le simple fait d’accepter l’idée qu’on puisse dissocier les paroles et les actes ? Parce que c’est bien ce que font ces deux fils. Or les chefs religieux et les pharisiens étaient passés maîtres dans l’art de dissocier les paroles et les actes, et dissocier les paroles et les actes porte un nom : cela s’appelle être hypocrite.

Même si l’attitude du premier fils, qui dit d’abord non, puis fait ce que son père lui a demandé, paraît préférable à celle du second fils, remarquons que le père ne complimente aucun des deux fils. Il reste vis-à-vis d’eux dans une neutralité absolue. Quant à Jésus, il se contente de poser la question : Lequel des deux a fait la volonté du père ? Mais il n’y répond pas lui-même.

Il faut bien reconnaître qu’aucun des deux fils n’a une attitude satisfaisante. Dans les deux cas, la vigne reste, au moins pendant un temps, sans personne pour s’en occuper. Et s’il en est ainsi, c’est justement parce que ni l’un ni l’autre n’a l’attitude d’un fils, ni l’un ni l’autre ne s’inscrit dans une relation filiale, ni l’un ni l’autre ne se reconnaît dans une relation de confiance à vis-à-vis de son père.

Et la conséquence, c’est que ni l’un ni l’autre n’arrive à mettre en conformité ce qu’il dit avec ce qu’il fait. Il y a contradiction, absence de cohérence, entre les paroles et les actes.

Que se serait-il passé si ces deux fils s’étaient inscrits dans une véritable relation filiale ? Imaginons un troisième fils, qui aurait eu une relation de confiance avec son père ? Il aurait compris tout de suite que la demande de son père était ce qu’il y avait de mieux pour lui. Il n’aurait pas dit non, et puis oui, ou oui, et puis non, dans une hésitation craintive, mais il aurait dit à son père un oui plein et entier. La vigne aurait été tout de suite entretenue. L’attitude de ce troisième fils, que notre histoire ne mentionne pas, c’est l’attitude qu’a eue Jésus. Il a donné son oui plein et entier à son Père céleste. C’est cela qu’ont reconnu les collecteurs d’impôts et les prostituées. C’est pour cela que Jésus les donne en exemple.

Nous le voyons, malgré les apparences, cette histoire des deux fils n’a pas ce côté moralisateur que nous avons cru voir au début. Elle veut nous montrer au contraire que Dieu a voulu établir avec nous une relation filiale. La relation d’un père avec ses enfants. Alors une confiance pourra s’établir, alors notre oui pourra être un oui véritable, plein et entier.

Amen.

 

 

 

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