Matthieu 22, 34-40 – Quel est le plus grand commandement de la Loi ?

Lorsque j’étais enseignant, j’aimais que les élèves me posent des questions. S’ils montraient de la curiosité, c’est qu’ils avaient envie d’apprendre. Il n’y a jamais de question stupide. C’est ce que je leur disais. Parfois, on n’ose pas poser une question, de peur de paraître stupide, mais une question n’est jamais stupide, parce qu’elle favorise toujours la réflexion, et cela ne vaut pas seulement pour celui qui la pose. Alors, dans notre monde marqué par l’indifférence religieuse, y a-t-il quelque chose de plus encourageant pour nous chrétiens que de nous trouver face à des personnes qui nous posent des questions sur la foi et la spiritualité ?

C’est ce qui se passe ici pour Jésus, maintenant que son ministère sur la terre touche à sa fin, maintenant que le temps de sa Passion approche. Jusque là, les foules attendaient de lui des guérisons ou des délivrances, mais elles lui posaient rarement des questions. Ce n’est pas le cas des scribes et les pharisiens, qui prennent maintenant une place de plus en plus grande : contrairement aux foules ils n’attendent rien de Jésus, mais ils lui posent quantité de questions 

Seulement, on sent bien ici que leurs questions n’ont pas pour but la recherche de la vérité. Ils sont convaincus qu’ils ont raison, ils n’en doutent pas une seconde. Non, leurs questions ne visent pas à remettre en cause leurs convictions. Elles n’ont qu’un seul but : piéger Jésus pour le disqualifier, le disqualifier auprès des foules, pour qu’elles arrêtent de le suivre, le disqualifier auprès des autorités romaines, pour qu’elles décident de l’éliminer.

Maintenant que Jésus approche de la Passion, maintenant que la tension augmente, les questions se multiplient, des questions qui sont autant de pièges. Il y a eu la question sur sa légitimité (De quelle autorité fais-tu cela ?), la question sur l’impôt payé à Rome (doit-on oui ou non payer l’impôt à César ?), la question sur la résurrection (De quel mari sera la femme qui a eu sept maris ?). Aucune de ces questions n’a pour objectif la recherche de la vérité. Cependant, toute question, quelle que soit l’intention de celui qui la pose, fait avancer le débat. C’est ce que nous allons voir.

Dimanche dernier à Sisteron et à Digne j’ai commenté la question sur l’impôt à César. Les pharisiens et les hérodiens cherchaient à piéger Jésus avec une question fermée, une question à laquelle on ne peut répondre que par oui ou par non : Doit-on payer l’impôt à César, oui ou non ? Ils ont échoué : Jésus a eu une réponse tout à fait inattendue, une réponse qui n’entrait pas dans leur logique.

Mais ils ne s’avouent vaincus. Maintenant ils reviennent à la charge, en lui envoyant un spécialiste de la Loi. Il vient vers Jésus avec une question d’un autre type. Ce n’est plus une question fermée, c’est une question ouverte : Jésus doit lui dire, parmi les dix commandements de Moïse, celui qui est le plus important. C’est une question de fond, le genre de question que les Juifs aimaient poser, une question sur ce qui fait l’essence de la Loi. Mais le piège est quand même évident : si Jésus choisit un commandement, il donne moins d’importance aux neuf autres, et ses adversaires auront beau jeu de tourner ça à leur avantage.

Non seulement Jésus ne tombe pas dans le piège, mais cette fois-ci il l’utilise à des fins pédagogiques. Sa réponse nous apporte une compréhension simplifiée du Décalogue. Elle nous aide à comprendre ce qui fait l’essence de la Loi, à retrouver son sens ultime, parfois caché derrière l’accumulation des commandements. 613 au total, une complication qui sert les intérêts des scribes et des pharisiens : plus la Loi est compliquée pour le peuple, plus les spécialistes de la Loi peuvent se placer au-dessus d’elle et l’interpréter à leur manière, comme ils veulent, selon leurs intérêts du moment. Pour eux, la Loi n’est alors plus ce principe d’altérité auquel tous doivent être soumis, mais elle devient un moyen pour asseoir leur suprématie et légitimer leur arrogance religieuse.

Si les pharisiens et les scribes ont intérêt à complexifier la Loi, Jésus, lui, s’attache à la simplifier. Il fait ressortir un élément fondamental du Décalogue, des Dix commandements, ces Dix commandements qu’on devrait d’ailleurs appeler les dix Paroles, parce qu’en hébreu on a le mot parole et pas le mot commandement : les juifs ne disent pas les Dix commandements, mais les Dix paroles, parce qu’avant d’être des ordres ce sont d’abord des promesses, des promesses de vie, de grandes orientations données au peuple de Dieu pour une vie harmonieuse.

Ces dix paroles, donc, se répartissent en deux ensembles, deux ensembles contenant chacun cinq paroles : les cinq premières (Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Egypte. Tu n’auras pas d’autres dieux. Tu ne te feras pas de représentations de Dieu. Tu n’invoqueras pas le nom de Dieu en vain. Tu respecteras le sabbat) se rapportent toutes à Dieu ; les cinq suivantes (Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de faux témoignage. Tu ne convoiteras pas) se rapportent toutes à l’homme.

Alors, qu’est-ce que le Décalogue veut mettre en avant ? Pourquoi cinq paroles concernant Dieu suivies de cinq paroles concernant l’homme ? Pourquoi cette juxtaposition ?

Eh bien, il y a un point commun entre Dieu et l’être humain : l’un et l’autre nous échappent. Que nous soyons face à Dieu ou face à autrui, nous sommes confrontés à la différence. Une distance s’établit entre nous et Dieu comme entre nous et n’importe quelle autre personne. Cette distance est nécessaire : elle permet le respect de l’autre, indispensable dans toute relation. Paradoxalement, on ne peut être vraiment proche d’une personne que si cette distance est respectée.

Aimer Dieu ou aimer l’homme conduit alors à une seule et même chose : à nous décentrer de nous-mêmes, à ne plus être une norme absolue pour nous-mêmes. A ne plus nous prendre nous-mêmes pour le centre de l’univers.

Il s’agit de comprendre que nous ne pouvons pas nous suffire à nous-mêmes, que nous ne pouvons pas vivre seuls, coupés du monde extérieur : nous avons besoin de Dieu, nous avons besoin de l’autre, nous avons besoin de laisser agir dans nos vies quelqu’un d’extérieur à nous. Dieu ne se confond pas avec nous-mêmes. L’être humain que nous rencontrons, lui non plus, ne se confond pas avec nous-mêmes.

Le théologien Dietrich Bonhoeffer donnera cette définition de la foi : il dira que croire veut dire fonder sa vie sur une base en dehors de soi-même[3]. C’est ce que les spécialistes de la Loi ne font pas. Ils sont leur propre loi.

Mais nous, nous sommes invités à sortir de notre enfermement, à nous libérer de nous-mêmes, en nous laissant transformer par la différence : Dieu fait en nous une œuvre de libération.

Alors, la question du spécialiste de la Loi, même si elle était mal intentionnée, n’a pas été vaine. Elle a donné l’occasion à Jésus de nous rendre attentif au fait que dans le Décalogue, Dieu et l’homme sont présents à parts égales, et que toute personne, parce qu’elle diffère de nous, au même titre que Dieu, nous aidera à sortir de nous-mêmes et à nous libérer.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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