Matthieu 25, 14-30 – Les talents

Dans la crise économique que nous traversons, les investisseurs financiers n’ont pas vraiment bonne presse. Dans ce contexte, cette parabole a un côté cynique et provocateur qui irritera certains. Mais ce serait dommage de s’arrêter là, parce que cette parabole n’est pas un programme économique et social. Elle parle de tout autre chose.

Dans cette parabole, nous avons quatre personnages, trois hommes qui sont à même de proposer leurs services : un très doué, et deux qui le sont un peu moins, et puis un homme riche, qui a une grosse somme d’argent à faire fructifier : huit talents.

Précisons ici une chose : dans notre texte le mot talent peut nous induire en erreur. D’abord il n’a rien à voir avec l’emploi courant du mot talent aujourd’hui : quelque chose que l’on sait bien faire. On dit que quelqu’un a du talent. Ensuite, ce mot talent peut évoquer pour nous une pièce de monnaie et nous conduire à minimiser la somme dont il est question ici. En fait, dans le contexte biblique, ce mot talent désigne un poids d’or ou d’argent, et un poids considérable, parce que chaque talent représentait, pour un ouvrier de l’époque, une vingtaine d’années de travail. Huit talents, c’est une somme énorme : plus de cent années de travail, plus qu’un ouvrier gagnera jamais pendant toute sa vie.

Le propriétaire de tout cet argent le répartit avec sagesse. Il essaie d’apprécier les capacités de chaque serviteur. Il lui semble judicieux de confier plus de la moitié de cette somme au premier serviteur, et moins aux deux autres. Mais même celui qui reçoit la plus petite somme reçoit quand même l’équivalent de vingt années de salaire : cela reste considérable.

Et une fois le partage fait, chaque serviteur a une liberté totale dans la gestion de cet argent. Tout le monde aspire à la liberté. La liberté peut être motivante. Mais parfois elle peut aussi faire peur. Et c’est ce qui se passe pour notre troisième serviteur : il est terrorisé. On lui a confié une énorme somme d’argent : quelle responsabilité pour lui ! Tout cet argent, s’il le plaçait il pourrait le perdre, on pourrait aussi le lui voler. Qu’arriverait-il alors ? Que lui dirait le propriétaire, qui a l’air si exigent ?

Finalement, notre troisième serviteur est bien ennuyé d’avoir reçu tout cet argent. Il ressemble à ces joueurs qui gagnent le gros lot à la loterie et qui ne savent pas quoi en faire, parce qu’ils n’ont jamais eu beaucoup d’argent.

Notre homme n’est pas très imaginatif. Il ne voit qu’une solution pour être tranquille : cacher cet argent, le mettre à l’abri des voleurs et des mauvaises surprises. Ca, ce n’est pas très difficile. C’est même très facile, tout à fait à sa portée. Alors il creuse un trou dans la terre : ni vu, ni connu. Il est sûr que cet argent ne court aucun risque : les voleurs ne pourront pas le trouver, les banquiers ne pourront pas le dilapider. Lorsque le propriétaire reviendra, notre serviteur pourra toujours lui redonner cet argent. Maintenant, il peut penser à autre chose, continuer sa petite vie tranquille, sans grandes ambitions.

Mais la peur est mauvaise conseillère. Elle lui fait oublier une chose : la raison pour laquelle ce propriétaire lui a confié cet argent : certainement pas pour le cacher, mais pour que cet argent rapporte.

D’une manière générale, l’argent n’est pas fait pas être thésaurisé, pour être gardé dans un coin. Il est fait pour circuler. Bloquer la circulation de l’argent, bloquer les échanges, conduit toujours à un appauvrissement. Tel fait des largesses et s’enrichit encore, tel autre épargne plus qu’il ne faut et connaît l’indigence, dit le proverbe. Et en cela, les lois qui règlent l’économie et la circulation de l’argent peuvent nous dire des choses sur le Royaume de Dieu. Parce qu’au centre de la logique du Royaume, il y a la relation, la circulation, l’échange.

Avec ce troisième serviteur, l’argent ne circule pas. Et s’il ne circule pas, ce n’est pas tant parce que ce serviteur serait paresseux, c’est bien plutôt parce que, à la différence des deux autres, il a peur, peur de celui qui lui a confié cet argent. Ce qui va le perdre, c’est plus l’image qu’il se fait de cet homme, que ses propres capacités de gestionnaire, des capacités d’ailleurs qu’il ne connaît pas, parce qu’il ne les a jamais testées, parce qu’il ne les a jamais mises en œuvre. Pour lui, il a affaire à un homme dur, qui moissonne là où il n’a pas semé, qui ramasse là où il n’a pas répandu, c’est-à-dire à un homme qui exige un résultat là où on ne peut pas en attendre.

Mais c’est dans sa tête que tout cela se passe. Quelle preuve a-t-il pour affirmer que cet homme est bien ainsi ? Notre troisième serviteur est prisonnier de sa propre vision des choses, et cette vision engendre la peur, une peur irraisonnée, non fondée. C’est cela qui différentie le troisième serviteur des deux autres. Eux ne se posent pas ce genre de questions : ils agissent juste de manière à satisfaire le propriétaire. C’est tout.

La peur de ce troisième serviteur est déterminante. Elle change tout, parce que rien n’empêche de penser que si ce troisième serviteur avait fait comme les deux autres, il aurait pu apporter un talent de plus à son maître, qui lui aurait adressé la même phrase de félicitation et la même promesse : C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai. Viens te réjouir avec ton maître.

La morale de cette histoire est limpide : il ne faut pas avoir peur, mais faire fructifier tout ce que Dieu nous a donné. Pourtant je voudrais que nous n’en restions pas là et que nous allions un peu plus loin.

Dans cette parabole, il manque un quatrième serviteur : celui qui place son argent et qui le perd. N’est-ce pas envisageable ? Les banques étaient-elles si fiables à l’époque que la chose ne pouvait pas arriver ? Lorsqu’on essaie de faire fructifier ce qu’on a reçu, est-ce qu’on gagne à tous les coups ? N’y a-t-il pas une bonne raison d’avoir peur ? C’est une question sérieuse, et qui mérite réflexion.

Je n’ai pas la réponse. Mais quand je lis ce texte, je ne vois nulle part ce qui pourrait susciter la peur. Je ne vois même pas une incitation à la prudence, au contraire. Ce texte semble nous inviter à la liberté et à l’action, un point c’est tout. Si Dieu nous a donné quelque chose, nous ne pouvons pas le perdre. Est-ce que cela veut dire qu’à partir du moment où nous décidons d’agir pour faire fructifier nos talents, nous sommes toujours gagnants, et avec nous celui qui nous les a confiés ? C’est bien ce que dit ce texte : il nous invite à faire une confiance absolue, totale, à celui qui est la source de tout don.

Notre Dieu est un Dieu qui privilégie la relation. Nous avons tous reçu des dons, à commencer par celui de la vie. Et ce serait une attitude contraire à la logique de la vie de thésauriser, de garder jalousement ce que nous avons reçu. Ca ne mène qu’à l’appauvrissement. Au contraire, quand on donne, on reçoit aussi, et notre capital augmente. C’est pourquoi la peur, qui bloque tout, est le grand obstacle de la vie spirituelle. Plusieurs fois Jésus mettra ses disciples en garde contre elle.

Ce texte nous met en garde contre la peur. Il nous met en garde contre une attitude trop scrupuleuse qui pourrait apporter un blocage dans nos vies. Il interroge notre capacité à faire confiance. Et pour cela il interroge l’image que nous nous faisons de Dieu. Quelle image de Dieu avons-nous ? L’image d’un Dieu dur qui attend de nous des performances hors de notre portée ? Ou bien un Dieu qui nous fait des dons, qui nous accorde sa confiance, pour que nous entrions dans sa joie ?

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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