Romains 13, 8-10 – Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Bien communiquer, c’est une grande préoccupation dans notre société, une préoccupation pour l’industriel qui veut gagner des parts de marché, pour le politicien qui veut gagner les élections. Les spécialistes de la communication sont très sollicités. Bien communiquer, c’est ne garder que l’essentiel, être suggestif avec peu de mots, imprimer les mémoires avec des formules lapidaires.

L’apôtre Paul devait être un excellent communicateur, pour preuve toutes les Eglises qu’il a laissées là où il est passé. Il avait déjà compris que pour frapper son auditoire il fallait aller à l’essentiel. C’est ce qu’il fait lorsqu’il parle de la Loi aux chrétiens de Rome, dans le passage que nous venons de lire : il va droit à l’essentiel, il retient une seule phrase : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

Les Juifs ont dénombré 613 commandements dans la Bible. Ces 613 commandements sont déjà récapitulés dans le Décalogue, le Décalogue, que nous appelons couramment les dix commandements, mais qu’il vaudrait mieux appeler les dix paroles, parce qu’avant d’être des ordres ce sont d’abord des promesses, des promesses de vie, dix paroles destinées à donner au peuple juif les grandes orientations pour une vie harmonieuse.

Ces dix paroles se répartissent en deux groupes, deux groupes contenant chacun cinq paroles : les cinq premières concernant Dieu (Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Egypte, tu n’auras pas d’autres dieux, tu ne te feras pas de représentations de Dieu, tu n’invoqueras pas le nom de Dieu en vain, tu respecteras le sabbat), et les cinq suivantes concernant autrui (tu honoreras ton père et ta mère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de vol, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne convoiteras pas).

Dans les Evangiles synoptiques – Matthieu, Marc et Luc – Jésus, un autre grand communicateur, opère un raccourci qui donne la quintessence du Décalogue : quand on lui pose la question : Quel est le premier de tous les commandements, il fait cette réponse : le premier, c’est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force, et le second, c’est : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Jésus simplifie le Décalogue. Il le simplifie mais il en garde la structure : d’un côté ce qui concerne Dieu, de l’autre ce qui concerne autrui.

Dans son épître aux Romains, qu’il a rédigée quelques années avant le plus ancien Evangile, Paul va encore un peu plus loin dans la simplification. Pour lui, tout se résume dans cette seule et unique parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

Reprenons : dix paroles dans le Pentateuque (cinq concernant Dieu, cinq concernant le prochain), deux paroles dans l’Evangile (une résumant les paroles concernant Dieu, une résumant les paroles concernant le prochain), une seule parole dans l’épître aux Romains, mais qui ne concerne plus que le prochain, Dieu en est absent.

Alors une question se pose : Pourquoi Paul ne parle-t-il pas de Dieu ? Considère-t-il que le culte à Dieu est devenu obsolète, superflu, dépassé ? Pourquoi ne garde-t-il que l’amour du prochain ? Il aurait pu dire : Tu aimeras ton prochain comme tu aimes Dieu. Mais non, Paul préfère retenir cette seule parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Une parole d’ailleurs qu’il n’a pas inventée : elle existait déjà telle quelle dans le Lévitique.

Pour répondre à cette question, je vous propose de faire un détour, un détour par un livre biblique, un livre de l’Ancien Testament. C’est un livre qui n’est pas souvent lu et qui à première vue n’a pas grand-chose à voir avec notre texte : il s’agit du livre d’Esther.

Le livre d’Esther est un écrit tardif. Il raconte comment une femme, Esther, prend des risques pour sauver le peuple de Dieu. C’est un livre qui a suscité un grand débat chez les juifs. Certains trouvaient qu’il avait toute sa place à côté des autres livres de la Bible. Mais d’autres n’étaient pas de cet avis, ils ne voulaient pas reconnaître ce livre comme un livre inspiré. Pourquoi ? Eh bien parce que le nom de Dieu n’y apparaît nulle part, ce livre ne mentionne absolument pas Dieu.

Finalement, après un long débat, la question a été tranchée : on en est venu à la conclusion que le livre d’Esther était un livre inspiré à part entière et qu’il avait tout à fait sa place dans le corpus biblique. Il a été retenu parce qu’on a pris en compte une chose : ce livre fait apparaître l’action providentielle de Dieu. En fait, même s’il n’est pas explicitement nommé, Dieu y est présent d’un bout à l’autre.

Eh bien ici c’est un peu la même chose : Paul ne nomme pas Dieu, mais dans ce qu’il dit, Dieu est pleinement présent.

Dans la phrase que retient Paul, il est question d’amour. La langue grecque est une langue précise, elle distingue notamment trois types d’amours là où nous n’utilisons qu’un seul mot : l’éros qui a donné notre mot érotique, la philia qui est l’amour-amitié, l’agapê, qui est l’amour emblématique du christianisme.

Cet agapê était traduit dans nos anciennes Bibles par le terme charité, mais on ne l’utilise plus parce qu’il a pris un autre sens. Cet amour-agapê, à la différence des deux autres, n’est pas fondé sur un échange, sur une compensation, sur un donnant-donnant, mais sur la gratuité. Il n’attend rien en retour, il est cet amour inconditionnel qui ne cherche pas son propre intérêt, cet amour qui fonde le christianisme. Là où est cet amour, alors il y a Dieu. Comme le dit l’Evangile que nous avons lu : Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eu

Et cet amour-là est capital. Aujourd’hui, sur un plan strictement matériel, la vie s’est considérablement améliorée. Grâce aux progrès techniques elle est plus facile, plus confortable. Mais sur le plan relationnel, il faut bien reconnaître qu’elle se dégrade. Cette dégradation touche la famille, le voisinage, la société dans son ensemble. Et si, avant, les conditions de vie étaient plus difficiles, plus dures qu’aujourd’hui, ces difficultés étaient en général bien vécues, parce qu’elles étaient largement compensées par des relations harmonieuses entre les personnes. Une vie simple et saine qui contentait l’homme, parce que l’homme est d’abord un être relationnel. Aujourd’hui la société dans son ensemble a conscience d’avoir perdu quelque chose d’essentiel, sans vraiment savoir comment faire pour retrouver ce qui a disparu. Cet amour-agapê est difficile à retrouver parce qu’il n’est pas qu’une morale ou une éthique pour bien vivre.

Alors, si dans cette phrase Dieu n’apparaît pas, ce n’est pas parce que Paul aurait aboli le culte rendu à Dieu. Le christianisme ne se réduit pas à une morale, à une éthique qui permettrait juste de bien vivre ensemble. Si Paul ne parle pas de Dieu ici, c’est parce que cet amour désintéressé qui est au centre de nos cultes est le signe même de la présence divine, une présence qui illumine et qui réchauffe. Et ce culte auquel nous avons été conviés par Dieu, ce moment fort en ce premier jour de la semaine, ne s’arrêtera pas lorsque nous franchirons la porte de ce lieu tout à l’heure : ce culte continuera, sous une autre forme, en imprégnant notre vie quotidienne de cet amour désintéressé, quand nous serons avec notre famille, avec nos voisins, avec nos collègues, avec toutes les personnes que nous rencontrerons cette semaine. Car c’est dans l’amour du prochain que réside la gloire de Dieu.

Amen.

Bernard Mourou

 

 

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