L’antisémitisme

L'antisémitisme et les raisons de le combattre [Un article du pasteur Jean-Jacques Muller]

Les auteurs qui ont écrit sur l’antisémitisme après la Shoah ont surtout cherché à saisir la nature et les ressorts profonds de ce phénomène qui avait généré un drame d’une telle ampleur. La question de l’identité individuelle et collective tient une place importante dans leurs réflexions sur l’antisémitisme, souvent inspirées par la psychanalyse.

 

Le tout récent livre de la rabbin Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite, appartient à cette veine d’écrits sur l’antisémitisme, marqués par la Shoah et recourant à l’interprétation psychanalytique. Mais il reflète en même temps le paysage social et culturel actuel, caractérisé par une résurgence de l’antisémitisme.  Les réflexions de D. Horvilleur sont nourries à la fois par des textes anciens (les écrits bibliques et rabbiniques) et par des textes de nombreux auteurs contemporains (Sigmund Freud, Gershom Scholem, Jean-Paul Sartre, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Daniel Sibony, Jean-Claude Milner, Jean-Luc Nancy, Daniel Boyarin…) Son parcours à travers les époques et les textes prend pour point de départ le livre biblique d’Esther et, passant par le Talmud, se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Il s’en dégage une constante, à savoir que l’antisémitisme, dans les diverses formes qu’il a prises au fil de l’histoire, est toujours lié à la quête d’une identité pure et parfaite, à l’affirmation d’une identité qui nie ses fragilités et ses failles. « Haïr les Juifs -écrit D. Sibony- c’est d’abord haïr sa propre faille identitaire. » Le « nom juif », tel que le définit J.-C. Milner, est le nom de l’impossible totalité, de la fragmentation foncière de l’humain et de l’humanité. C’est cette impossibilité de la totalité et cette fragmentation identitaire que refuse l’antisémitisme.

 

Les réflexions sur la question antisémite de D. Horvilleur nous interpellent, personnellement et collectivement, à ce niveau profond où se constitue notre identité. Elle propose, comme antidote à l’antisémitisme, que nous prenions de la distance avec notre propre identité et développions une identité ouverte, consciente de son indétermination, à l’exemple de J. Derrida, qui, interrogé sur la nature de sa judéité, a répondu : « Eh bien, je sais que je ne le sais pas, et je soupçonne tous ceux qui croient le savoir de ne pas le savoir… »

 

Si les réflexions de D. Horvilleur sur le lien entre l’antisémitisme et la question de l’identité ne manquent pas de pertinence, certains de ses propos font cependant problème, comme l’affirmation de la singularité absolue de l’antisémitisme qui le distingue de toute autre forme de racisme ou encore l’assimilation, plus ou moins explicite, de l’antisionisme à l’antisémitisme. Ses propos sur l’universalisme sont ambivalents ; elle soupçonne d’un côté l’universalisme de nourrir un rêve totalitaire et, de l’autre, elle le défend contre le discours antiuniversel du « Parti des Indigènes de la République », qui stigmatise l’universalisme occidental ou blanc, auquel les Juifs sont associés.

Je voudrais aborder ici la question de l’antisémitisme sous un angle un peu différent : celui des raisons que nous avons à le combattre. On pourrait croire que le refus de l’antisémitisme est une évidence s’imposant à toutes et à tous, mais cette croyance est une illusion.  Il faut des raisons pour combattre l’antisémitisme.  La faible participation au rassemblement contre l’antisémitisme du 29 février dernier à Bar-le-Duc m’a amené à réfléchir à la question des valeurs : quelle est l’échelle de valeurs en fonction de laquelle un individu ou un groupe définit ses priorités et détermine ses engagements ? Selon la définition qu’en donnent Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, dans leur Traité de l’argumentation, une valeur est « un objet, un être ou un idéal (qui exerce) sur l’action et la disposition à l’action une influence déterminée. » Ils distinguent entre valeurs particulières (la famille, le groupe, la communauté, la nation…) et valeurs universelles (l’égalité, la justice, la personne humaine…). Si les valeurs particulières, chargées d’affectivité, agissent avec plus de force que les valeurs universelles plus abstraites et plus rationnelles, celles-ci ignorent les frontières et l’exclusion.  La notion de valeur universelle n’est pas sans susciter des questions, comme D. Horvilleur l’a elle-même relevé dans son livre. Pour autant, faut-il y renoncer ? Une attitude possible est de se réclamer, pour défendre une cause, de valeurs universelles, tout en reconnaissant qu’elles sont problématiques et qu’il est impossible de les fonder sur une loi naturelle ou un ordre divin. On pourrait appliquer aux valeurs universelles ce que Jacques Rancière a dit de la « politique » : « la politique, c’est le fondement du pouvoir de gouverner dans son absence de fondement » (La haine de la démocratie). Agir en se fondant sur des valeurs universelles, c’est agir dans l’« absence de fondement », c’est-à-dire dans le renoncement à tout fondement qui serait nécessairement particulier et exclusif, comme, par exemple , le fondement dans une révélation divine. J’assume la portée théologique d’une telle affirmation. La lutte contre l’antisémitisme et le racisme n’est ni évidente ni normale ; sa raison et sa force, nous les trouvons dans notre attachement aux valeurs universelles.

 

Photo : Des oeuvres de street-art représentant Simone Veil ont été taguées de croix-gammées en février 2019 © Jacques Demarthon – AFP

 

 

Contact